Pizza'Narchy : A new hope

On arrive enfin devant le "restaurant" promis à Sören. Je ne sais pas ce qu'il s'imaginait, alors, quand on s'arrête devant la vitrine, je regarde sa réaction. En plus de l'enseigne lumineuse clamant fièrement "Pizza'Narchy", dans un style graffiti-oldies, l'intérieur ne dénotait pas non plus : le sol bétonné et les tables carrées étaient surplombées par une fresque massive de graffitis, dont on devinait que le plus grand était d'origine, un livreur en rollers en plein trick avec une pizza à la main et un casque sur son bonnet, et recouvert par d'autres plus récents, sans doute dessinés par les clients. Le tout donnait un chaos plutôt harmonieux, et chaleureux; même si on aurait pu croire à la planque d'un gang de grapheurs.

-On y est! J'espère que t'as rien contre les pizzas... Ils ont aussi de la bière, t'en fais pas!

Je me moque un peu en ouvrant la porte. C'est clairement pas le lieu de drague le plus évident, mais je m'y sens à l'aise, perso. Je reconnais pas la serveuse, quand je viens le midi, c'est une turne avec de longs lobes d'oreilles qui bosse ici. J'imagine qu'elle n'a pas le droit de prendre des services trop tardifs, comme Kelya au New Earth, après la manif.

En entrant, je vais m'asseoir à la table la plus reculée, au fond, dans le coin, sous la fresque. On voit la vitrine et l'extérieur d'ici, mais on n'attire pas trop l'attention. Je comprendrai jamais ceux qui bouffent juste contre la vitrine, avec les passants sous le nez. Il n'y a qu'une carte sur la table, je me penche sur le côté pour qu'on puisse la lire ensemble et choisir ce qu'on prend. Pour la boisson, c'est tout vu... Une pinte pour moi.

-Ça doit être la seule chose qui manque à Star Wars. Une pizzeria décente. J'imagine que l'Empire les a toutes bannies...

Je finis par arrêter mon choix, et j'attends qu'il fasse le sien. C'est pas super cher ici, de toutes façons, et moi aussi j'avais la dalle après la séance. Sans compter le trajet pour venir jusqu'ici.

Sören avait suivi sa guide du jour sans broncher. Il avait particulièrement apprécié les sujets existentiels évoqués pendant le trajet, comme les macarons latéraux arborés par la très chère Leïa. Il avait même appris pas mal de choses sur les relations qu’elle entretenait avec Georges lucas. S’il avait vu les films un nombre incalculable de fois, il ne savait malheureusement pas grand chose de tous les dramas qui avaient pu graviter autour.

- On y est! J'espère que t'as rien contre les pizzas... Ils ont aussi de la bière, t'en fais pas!

- Pizza… Narchy ?! On dirait un repaire de punk skaters californiens des années 1990, j’adore !

L’ambiance à l’intérieur était à la hauteur de la devanture. La personne en charge de la musique semblait avoir foutu dans la playlist tous les genres un peu “djeunz” de la fin du XXème siècle. On passait sans transition de de Sum41 à Tupac puis à Korn. C’était d’un goût douteux, mais ça semblait être une formule efficace puisque la pizzeria était relativement pleine malgré l’heure tardive. Pour Sören, c’était idéal. Il avait peur d’arriver dans un lieu trop guindé, il avait atterri à l’exact opposé.

Il suivit sagement Skye jusqu’à une table libre, au pied de l’énorme graffiti. Elle posa la carte de travers au milieu de la table. Le rouquin avait de sérieuses lacunes en gastronomie. Il avait déjà mangé plusieurs pizza depuis son arrivée à Central Point, mais il était bien loin de connaître tous les ingrédients. De même pour la bière et ses différents types. Le choix fut donc expéditif : une pale ale et une pizza pepperoni. Il ne savait pas trop ce qu’il allait trouver dans son assiette ni dans son verre, mais c’était dans les prix médians. De quoi ne pas avoir l’air trop radin sans pour autant passer pour un forceur étalant son oseille.

Sur la carte, il remarqua l’option “100% naturel” à côté de chaque pizza… avec le prix qui passait du simple au double. C’était dingue de penser que la pizza qu’il allait manger ne contiendrait sans doute que des substituts chimiques. Sören n’avait encore jamais fait l’expérience de comparer naturel et synthétique. Mais bon… deux fois plus cher, quand même !

- Ça doit être la seule chose qui manque à Star Wars. Une pizzeria décente. J'imagine que l'Empire les a toutes bannies…

- Qui te dit qu’il n’y en a pas ? Si ça se trouve, après avoir conquis la galaxie le matin, Dark Sidious va rejoindre ses potes à la cantine de l’Étoile Noire et se taper une petite margarita supplément oeuf.

La serveuse s’approcha tout en bidouillant le nanocom qu’elle portait en bracelet, prête à prendre les commandes :

- Alors… table 8 ! Bonsoir, est-ce que vous avez déjà fait votre choix ?

- Pour moi, ce sera… une pale ale et une pizza pepperoni.

Sören tourna son regard vers Skye, attendant qu’elle passe elle aussi sa commande, puis il reprit :

- Ah ! Et euuuh… des bru… brus-chet-tas aussi s’il vous plaît. Je suis pas sûr de survivre jusqu’à la pizza, sinon.

Sören avait juste choisi quelque chose au hasard dans la partie “À partager” au dernier moment. La serveuse prit note de ce petit ajout et s'éloigna vers une autre table.

- J’espère que t’aimes les brusch… les trucs, là. J’ai aucune idée de ce que c’est.

- Pizza… Narchy ?! On dirait un repaire de punk skaters californiens des années 1990, j’adore !

Bon, au moins, il a bon gout. Le côté anarchie de l'endroit se ressent pas mal dans la musique, plutôt éclectique - surtout quand l'electro hip-hop succède au rock californien, puis au chillhop downtempo lofi nujazz... Et ce genre de trucs. Au fur et à mesure que les clients partent - on est au dernier service - le style devient plus posé, le beat et le volume diminuent.

Il reste encore plusieurs tables occupées quand on choisit notre menu. Moi, je fais comme d'habitude : mon doigt défile sur les différentes pizzas, et s'arrête sur celle dont la liste des ingrédients est la plus longue. La vraie qualité, c'est la quantité. C'était pas la moins chère, mais peu importe : non seulement j'ai - enfin, je vais avoir - trois salaires, mais de toutes façons, je prends la blonde en pression la moins chère.

Bon, ça, c'est surtout pour pouvoir en prendre plus.

Je remarque qu'il tique sur les prix des pizzas non-synthétiques. Eh ben, quoi? Ca, ça a pas changé depuis quelques décennies... Le bio, ça pousse pas sur les arbres. J'esquisse un sourire. Tu parles d'une expression obsolète.

- Ça doit être la seule chose qui manque à Star Wars. Une pizzeria décente. J'imagine que l'Empire les a toutes bannies…

- Qui te dit qu’il n’y en a pas ? Si ça se trouve, après avoir conquis la galaxie le matin, Dark Sidious va rejoindre ses potes à la cantine de l’Étoile Noire et se taper une petite margarita supplément oeuf.

-On a déjà vu des banthas, des chiilaks ou des tauntauns, mais je me souviens pas avoir croisé de poules! Et perso, je mange pas d'oeuf de porg... Je les sens pas, ces bestioles.

J'ai adoré les Ewoks, mais j'ai du mal avec les porgs. Allez comprendre. Ils ont pourtant à peu près le même but inavoué; vendre du merchandising... Je n'ai pas le temps de continuer ma pensée que la serveuse s'approche.

- Alors… table 8 ! Bonsoir, est-ce que vous avez déjà fait votre choix ?

- Pour moi, ce sera… une pale ale et une pizza pepperoni.

-Et une blonde pression pour moi, avec la euh... Bordercrust?

Chelou. J'avais même pas regardé le nom. La serveuse me regarde comme si je venais de commander un demi-mammouth, mais Sören me sauve en continuant la commande.

- Ah ! Et euuuh… des bru… brus-chet-tas aussi s’il vous plaît. Je suis pas sûr de survivre jusqu’à la pizza, sinon.

- C'est noté! Je vous amène ça rapidement!

Elle prend note sur son nano et s'éloigne tranquillement. C'est seulement à ce moment que Sören remarque ses rollers. C'est la touche en plus de cet endroit, ça plaît pas mal aux clients, et ils s'en rappellent facilement.

- J’espère que t’aimes les brusch… les trucs, là. J’ai aucune idée de ce que c’est.

J'en ai déjà pris ici. C'est plutôt sympa, mais je commence à me dire que je vais sortir d'ici en roulant.

-C'est des grande tartines de pain grillé avec de la garniture. Des pré-pizzas, si tu veux!

Une table part, près de la vitrine. Je les regarde. J'aurais juré qu'ils nous ont regardé avant de se tirer. Je dois me faire des idées... Ils n'ont aucune raison de savoir qu'on est turnes. Et même, ils l'étaient peut-être aussi? Putain, j'ai des souvenirs qui me reviennent. Les yeux noires et argentés, rougis et boursouflés par les lacrymos... Je secoue la tête. Pas le moment de penser à ça.

-Alors, tu parlais de "choses étranges"? T'as piqué ma curiosité, j'espère que ça sera à la hauteur!

Sören avait hâte de voir ces pre-pizzas débarquer sur la table. Il n'avait pas eu le temps de manger avant le cinéma... enfin il aurait eu le temps s'il n'avait pas passé 20 minutes à observer la prestation de prestidigitation d'un artiste de rue puis un autre bon quart d'heure à contempler des vitrines de magasins sur la route. Son ventre gargouillait.

Heureusement, le supplice fut de courte durée. Quasiment tous les clients étaient servis depuis une dizaine de minutes et la serveuse avait donc pu ramener immédiatement les deux bières et une assiete contenant 4 petits bruschette.

- Alors, tu parlais de "choses étranges"? T'as piqué ma curiosité, j'espère que ça sera à la hauteur!

- J'espère aussi !

Sören attrapa une bruschetta et l'engloutit en quelques secondes. Si il avait pu sembler relativement à l'aise depuis que Skye avait accepté son invitation, on pouvait maintenant sentir une certaine nervosité dans son regard. Après avoir trinqué, il bu une petite gorgée de bière, le temps de chercher ses mots. Même si la disposition des tables et les discussions enjouées dans la pièce laissaient présager qu'il serait difficile pour quiconque d'entendre ce qu'il allait dire, il prit tout de même soin de maintenir un volume relativement bas.

- Je suis né à l'extérieur de Central Point. Je vivais à l'extérieur jusqu'à très récemment, en fait. C'est pour ça que je suis... complètement à la ramasse sur la grande majorité des sujets de conversation. J'évite de le crier sur les toits en général. Mais bon, t'étais sympa, je trouve qu'on avait des discussions intéressantes... donc j'ai préféré te le dire avant que tu te rendes compte que quelque chose cloche. Enfin, t'as du t'en rendre compte mais... c'était pas encore devenu trop gênant.

Comme à son habitude, Sören avait enchaîné les phrases à rallonge pour dire quelque chose de très simple. C'était un réflexe quand il était nerveux... ça délayait le moment où il aurait à entendre la réponse de son interlocutrice. Mais il avait finalement réussi à cracher le morceau. Les yeux plongés dans sa bière, il tapotait frénétiquement du talon, redoutant les paroles qui allaient arriver.

Les antipastis arrivent, et il en engloutit un aussi sec. J'en prends un aussi, mais je vais y aller plus doucement. On trinque, et chacun boit une gorgée... Mais il n'a pas l'air à l'aise. En plus de la faim, il a l'air à nouveau assez nerveux... Et quand il me parle, c'est tout bas, un ton en dessous d'avant. Il me fait penser aux fous dans les vieux films qui se pensent observés par le gouvernement à chaque moment de leur vie.

- Je suis né à l'extérieur de Central Point.

Je m'étrangle.

- Je vivais à l'extérieur jusqu'à très récemment, en fait. C'est pour ça que je suis... complètement à la ramasse sur la grande majorité des sujets de conversation. J'évite de le crier sur les toits en général. Mais bon, t'étais sympa, je trouve qu'on avait des discussions intéressantes... donc j'ai préféré te le dire avant que tu te rendes compte que quelque chose cloche. Enfin, t'as du t'en rendre compte mais... c'était pas encore devenu trop gênant.

L'extérieur? Par réflexe, mes yeux redeviennent noirs, pour m'aider à assimiler ce qu'il vient de lâcher. Première possibilité : il ment. Mais aucun signe extérieur ne semble l'indiquer, et sa nervosité, en tout cas, les symptômes psychosomatiques de celle-ci, sont difficile à simuler. Donc, deuxième possibilité : c'est un dingue, et il croit dur comme fer à son histoire. Une troisième se draye un chemin au fur et à mesure de son explication. Une technique de drague? Style, "je suis pas comme les autres, j'suis trop dark t'as vu"...

A moi de creuser cette histoire, pour déterminer s'il s'agit de la solution 1, 2, 3... Ou 4?

L'avantage, c'est que sous le stress que lui cause ce sujet de conversation, il semble devenir plutôt bavard. Un peu comme s'il redoutait que je lui répondre. Ce que je peux comprendre : quelqu'un avec un peu moins de curiosité scientifique ne serait probablement pas aller jusqu'à vérifier ces hypothèses, et l'aurait catalogué comme menteur ou schizophrène... Ou bien très mauvais dragueur. Il regarde dans son verre, et ses doigts s'agitent nerveusement.

Né à l'extérieur... Ses parents seraient des bannis? Des turnes catalogués comme "terroristes" par le gouvernement? Il en resterait encore en vie, à l'extérieur, dans les ruines?

Première chose à vérifier : les détails. C'est souvent là que se coincent les menteurs.

-A l'extérieur... Genre... Pas dans la Bordure? A l'extérieur? T'es né dans quelle ville, exactement...?

Avantage du mode "turne" : je pourrais citer, et situer, toutes les villes du royaume uni.

-Et puis... Comment tu es rentré dans le dôme, si tu viens de l'extérieur...?

Celle-là va être plus compliquée. A toi, Sören. Une affirmation extraordinaire nécessite une preuve plus qu’ordinaire... Je bois une gorgée de bière en attendant sa réponse.

Elle avait fait une tête bizarre pendant la "révélation". Après aussi d’ailleurs. Sören avait peur qu’elle ne rejette totalement les faits en le prenant immédiatement pour un menteur sans même lui laisser le temps de s'expliquer.

La valse des questions allait commencer. Ça ne le gênait pas, car c’était tout à fait normal de remettre en doute la véracité de son histoire peu commune. Au contraire, ça aurait plus inquiétant si Skye avait juste acquiescé en faisant semblant de le croire. Et puis… répondre aux questions sur son passé, Sören savait faire. C’était même devenu son job après tout.

Wow, ses yeux avaient changé de couleur. Quelle pouvait bien être sa mutation ? Parfois, les turnes révèlent leurs yeux par réflexe quand quelque chose les surprend. Mais là, elle ne semblait pas être en situation de panique… elle l’avait certainement fait volontairement. Ça signifiait que la mutation de Skye lui était utile dans cette situation… une sorte de détecteur de mensonge intégré ? Genre… détecteur d’hormones ou analyse des micro-expressions faciales ?

Dire que Sören était redevenu serein serait exagérer. Néanmoins, il avait quelque peu relâché la pression depuis qu’il avait eu une réponse émotionnelle “satisfaisante” à son annonce.

- À l'extérieur... Genre... Pas dans la Bordure? A l'extérieur? T'es né dans quelle ville, exactement...? Et puis... Comment tu es rentré dans le dôme, si tu viens de l'extérieur...?

- L’extérieur, le vrai ! Je suis né dans un bunker, près D’Aberdeen. J’ai passé quasiment toute ma vie là bas, avant de tenter le voyage jusqu’ici. Pour entrer dans le dôme eh bien… je me suis présenté à la porte Nord, tout simplement. Le fait que ma famille ne figure pas dans leur database les a intrigué, et c’est sans doute ce qui m’a permis d’entrer. Ensuite, on m’a étudié sous toutes les coutures pendant plusieurs mois. Ça fait à peine une semaine que je peux sortir du labo et vivre plus ou moins normalement.

Sören ne lésinait pas sur les détails. Il voulait la convaincre, et il n’hésitait donc pas à développer ses réponses pour montrer que sa petite histoire était cohérente.

Après ce monologue, Sören s’accorda une longue gorgée de bière. Il aimait la bière mais… il avait tout de même été déçu la première fois qu’il en commanda une. Depuis son enfance, il avait vu des dizaines de films où les héros buvaient de la bière. Cette boisson dégageait une aura tellement badass qu’il s’attendait à une sorte de nectar divin dont on ne peut plus se passer. Au final, c’était juste bon, la bière. Ni plus ni moins que bon.

Sören fixa les yeux de Skye pendant quelques secondes avant de lui demander, d’un air amusé :

- Tu n’a pas peur que les autres clients remarquent ? Pas que ça me gêne hein… je voudrais juste qu’il ne nous arrive pas d’ennuis, surtout pas avant d’avoir mangé nos pizzas ! N’hésite pas si tu as d’autres question, je me vexerai pas. Je sais que mon histoire est difficile à croire.

Sören était prêt à passer la soirée à essayer de la convaincre. C’était presque un jeu, et il savait qu’il ne pouvait pas le perdre. Il allait forcément finir par trouver l’argument qui allait faire mouche et lui prouver que cette histoire farfelue n’avait rien d’une fiction.

Il me fixe dans les yeux, quand ceux-ci changent de couleur. Je vois ses pupilles se rétracter très légèrement. Il est sur le qui-vive. Il se demande à quoi me sert ma mutation, et comme il ne voit aucun changement visible, il doit en avoir déduit que c'est une capacité situationnelle. Or, je suis en train de lui poser des questions... Il se doute que je suis en train de l'analyser, mais il ne sait pas à quel niveau. Je saurai rapidement s'il stresse à l'idée de simuler l'intégralité des micro-expressions faciales qu'il est sensé avoir en racontant son histoire... Mais non. Au lieu de ça, il semblait soulagé par le fait que je lui pose des questions. J'imagine que d'autres seraient parties après lui avoir mis une gifle.

- À l'extérieur... Genre... Pas dans la Bordure? A l'extérieur? T'es né dans quelle ville, exactement...? Et puis... Comment tu es rentré dans le dôme, si tu viens de l'extérieur...?

- L’extérieur, le vrai ! Je suis né dans un bunker, près d’Aberdeen. J’ai passé quasiment toute ma vie là bas, avant de tenter le voyage jusqu’ici. Pour entrer dans le dôme eh bien… je me suis présenté à la porte Nord, tout simplement. Le fait que ma famille ne figure pas dans leur database les a intrigué, et c’est sans doute ce qui m’a permis d’entrer. Ensuite, on m’a étudié sous toutes les coutures pendant plusieurs mois. Ça fait à peine une semaine que je peux sortir du labo et vivre plus ou moins normalement.

Aberdeen... Sur la côte écossaise? C'est à un bon 600km d'ici, sans compter l'état des routes... Le trajet serait mortel pour un non-turne, passer autant de temps dans l'atmosphère... Et les radiations? J'imagine que leur taux a baissé depuis, mais leurs effets? Est-ce qu'il avait un équipement...?

S'il est entré, ça ne peut être qu'avec l'aval de la FATE... Évidemment. De toutes façons, après une prise de sang à peine, ils devaient être fixés sur la présence ou non de membres de sa famille à l'intérieur du dôme. Malgré les rares cas de naissances cachées, ne trouver personne du même sang que lui ayant vécu dans le dôme depuis la création de la FATE a dû leur donner un sacré coup de chaud...

Comment peut-on passer toute sa vie dans un bunker? A quel point était-il aménagé? Qu'est-ce qu'il mangeait, buvait? Non, avec les bonnes installations, c'est complètement possible. En tout cas, c'est plus crédible que le fait qu'il soit arrivé jusqu'ici! Un véhicule? De la marche? Combien de temps...? En tout cas, jusqu'ici, rien ne se contredisait dans son histoire.

Il boit une gorgée, je fais pareil, le temps d'organiser mes questions. Il me regarde toujours.

- Tu n’a pas peur que les autres clients remarquent ? Pas que ça me gêne hein… je voudrais juste qu’il ne nous arrive pas d’ennuis, surtout pas avant d’avoir mangé nos pizzas ! N’hésite pas si tu as d’autres question, je me vexerai pas. Je sais que mon histoire est difficile à croire.

Tu m'étonnes, pour être difficile... Mes yeux perdent leur couleur argentée. Il a raison sur un point, j'ai pas envie de me faire emmerder maintenant. Mais bon...

-C'est leur couleur normale. Celle que tu vois maintenant, c'est juste... Une sorte de technique de camouflage adoptée par le corps.

J'avais peut-être l'air un peu agacée, en disant ça... Pour moi, les turnes ne devraient pas avoir à cacher leurs yeux. D'ailleurs, les personnes atteintes mutations permanentes, comme les modifications physiques, ont les yeux noirs de façon permanente... Je termine l'entrée que j'avais prise, en réfléchissant. Je ne vois pas ce qui pourrait, juste en lui posant des questions, m'assurer la véracité infaillible de son histoire.

-Ton voyage jusqu'ici... Tu étais seul? Comment tu as fait? C'est une putain de distance... Quels genre d'obstacles tu as croisé?

J'aurais pu dire "tu as croisé quelqu'un?", ou "tu as vu des animaux", ou même lui demander l'état des routes. Mais en restant vague, ma question ne l'orientait pas, et il répondrait dans l'ordre qui lui semblait le plus important.

- C'est leur couleur normale. Celle que tu vois maintenant, c'est juste... Une sorte de technique de camouflage adoptée par le corps.

Les yeux de Skye venaient de reprendre leur couleur "normale". D'après elle, c'était plutôt lorsque sa mutation était activée que ses yeux étaient normaux. Ce genre de considérations dépassaient complètement Sören. Il y a encore quelques mois, il n'aurait jamais pensé que ce petit don qu'il avait et qui avait la particularité de colorer ses yeux allait... lui retirer son statut d' "humain". Ça avait peut être un sens d'un point de vue scientifique. Mais d'un point de vue personnel, il trouvait ça bizarre d'entendre "tu es humain ou turne ?". Lui, il se sentait humain et turne. Et savoir si ses yeux normaux étaient marrons ou grisâtres, ça l'importait peu.

- Je... j'avais jamais vu ça de ce point de vue là. Mais je veux bien te croire.

Sören n'eut pas le temps de réfléchir plus longtemps à la question : Skye voulait en savoir plus.

- Ton voyage jusqu'ici... Tu étais seul? Comment tu as fait? C'est une putain de distance... Quels genre d'obstacles tu as croisé?

Ça faisait beaucoup de questions d'un coup. Le temps de développer la réponse à l'une, il aurait sûrement déjà oublié les autres, mais il allait faire de son mieux.

- Pour mon voyage, j'étais effectivement seul. D'ailleurs, j'ai vécu seul depuis que j'ai perdu ma mère et ma sœur, quand j'avais 15 ans. Et effectivement c'est loin, c'est pas le genre de balade qu'on se prévoit sur une semaine. J'ai mis 10 mois pour le faire, à quelque chose près.

J'avais déterminé un itinéraire à l'avance, mais avec une carte qui avait plus de 70 ans. J'ai du pas mal adapter en cours de route. je savais avec une relative précision quelles plantes et quelles bestioles je pouvais manger, et le genre de zone à éviter à tout prix. J'ai pas fait le calcul exact, mais je pense que j'ai dû faire quasiment le double de la distance que tu as mentionnée. Le plus dur était pas forcément le voyage en lui même, c'était de trouver suffisamment de ressources en route pour pouvoir continuer.

Et puis le dernier truc qui m'a permis de faire ça, c'est la chance. Même si j'ai été prudent, faire autant de bornes à pieds sans se faire déchiqueter pas une bestiole dégueulasse, je pense que ça relève du miracle. D'ailleurs... si t'es pas encore convaincue, j'ai quelque chose qui pourrait te faire changer d'avis !

Sören sortait l'argument incontrable. Du moins, il pensait que ça l'était. Il déboutonna les boutons de manchette de sa chemise, sur le bras gauche. Il retroussa ensuite la manche jusqu'à son coude.

- Je te préviens, c'est... pas super joli.

Il releva encore cette même manche de quelques centimètre, juste assez pour laisser apparaître quelques centimètres de l'énorme cicatrice qui courait de son épaule jusqu'au haut de son coude. La taille et la forme de la cicatrice étaient déjà impressionnantes, même sans savoir que cette dernière remontait jusqu'en haut de son bras. C'était large, pas moins de 5 cm, visiblement long puisque ça continuait sous la manche, et surtout affreusement irrégulier. On aurait dit qu'il avait frotté son bras sur un fil barbelé de 10cm d'épaisseur. La peau était rose par endroit, blanchâtre à d'autres... on pouvait aussi voir que l'épiderme était pincé à de nombreux endroits. Un expert pourrait immédiatement reconnaître les séquelles de points de suture mal faits. Très mal faits.

Sören laissa la manche de sa chemise noire retomber sur son coude au bout de quelques secondes, histoire de rester un minimum discret. Skye avait largement eu le temps de comprendre que ce n'était pas le genre de blessure qu'on se fait en tombant à vélo en étant petit. La cicatrice datait d'au moins 10 ans, mais elle était toujours impressionnante... et il était difficile d'imaginer quelque chose dans l'enceinte de Central Point capable d'infliger une blessure comme ça.

- Je... j'avais jamais vu ça de ce point de vue là. Mais je veux bien te croire.

La différence de "races". C'est un abus de langage, on devrait plutôt parler de différence d'espèce. Et encore... Dans de nombreuses définitions du mot "espèce", c'est faux, puisque les turnes et les humains peuvent se reproduire. Si nous ne sommes pas la prochaine étape de l'évolution humaine, nous en sommes au moins le prochain maillon. Peu importe... Je veux savoir d'où il vient.

- Ton voyage jusqu'ici... Tu étais seul? Comment tu as fait? C'est une putain de distance... Quels genre d'obstacles tu as croisé?

- Pour mon voyage, j'étais effectivement seul. D'ailleurs, j'ai vécu seul depuis que j'ai perdu ma mère et ma sœur, quand j'avais 15 ans. Et effectivement c'est loin, c'est pas le genre de balade qu'on se prévoit sur une semaine. J'ai mis 10 mois pour le faire, à quelque chose près.

Dix mois... Seul. Alors ce n'était pas juste un voyage d'un point A à un point B, on parlait d'une véritable épopée en solitaire. Ce qui allait me donner d'autant plus d'occasions de vérifier ses dires.

- J'avais déterminé un itinéraire à l'avance, mais avec une carte qui avait plus de 70 ans. J'ai du pas mal adapter en cours de route. Je savais avec une relative précision quelles plantes et quelles bestioles je pouvais manger, et le genre de zone à éviter à tout prix. J'ai pas fait le calcul exact, mais je pense que j'ai dû faire quasiment le double de la distance que tu as mentionnée. Le plus dur était pas forcément le voyage en lui même, c'était de trouver suffisamment de ressources en route pour pouvoir continuer.

Logique. Des données et des informations qui ont été rendues publiques, de très nombreuses espèces, animales comme végétales, ont totalement disparu après les radiations. La version officielle stipule que la quasi-totalité des espèces restantes sont devenues impropres à la consommation à cause de la toxine. Pas pour les turnes, j'imagine. Je me demande quel goût peuvent avoir les baies sauvages, là, à l'extérieur... Est-ce qu'on peut encore les appeler des fraises? Est-ce qu'elles ressemblent à celles cultivées sous le dôme? Est-ce que leur goût est très différent des ersatz synthétiques confectionnés en usine...?

-Et puis le dernier truc qui m'a permis de faire ça, c'est la chance. Même si j'ai été prudent, faire autant de bornes à pieds sans se faire déchiqueter pas une bestiole dégueulasse, je pense que ça relève du miracle. D'ailleurs... si t'es pas encore convaincue, j'ai quelque chose qui pourrait te faire changer d'avis !

Une bestiole? Est-ce qu'il aurait une patte, une griffe? Peut-être une baie de l'extérieur? Non, attends, c'est stupide. Si la FATE l'a accueilli, je doute qu'il ait pu garder grand-chose sur lui. Euh... Qu'est-ce qu'il fait? Il déboutonne la manche de sa chemise, et le remonte entièrement.

- Je te préviens, c'est... pas super joli.

Sur son bras, tout le long du triceps, une énorme marque d'entaille avait gravé un sillon dans sa peau. Certainement pas une griffe. C'était large et difforme, comme si une bande de peau avait été arrachée. Qu'est-ce qui avait pu faire ça...? On dirait plus qu'il est tombé à travers des branches et s'est éraflé le long de sa chute sur un tronc d'arbre... En tout cas, ce n'est pas à la FATE qu'il avait été soigné. La peau avait eu le temps de se reformer par-dessus, même si elle n'avait pas la même couleur, alors la blessure devait dater de plusieurs années... De plus, la technologie actuelle ne laisserait pas des traces aussi grossières. Donc... J'imagine qu'il a tenté de soigner ça lui-même... J'ose à peine imaginer le sang qu'il a du perdre. Comment a-t-il fait pour ne pas tomber dans les vapes en se charcutant lui-même?

- Merde... Comment tu t'es fait ça?

J'en oublie mes questions sur les fraises. Mais ce type porte tellement de réponses en lui... L'extérieur. On peut réellement y survivre, alors? Mais à quel prix? Qu'est-ce qui se passe, là-dehors?

- L'air était respirable...? Tu n'as croisé aucun être humain? Aux alentours du dôme, avant ton arrivée... Il n'y avait personne?

Je dois lui laisser le temps de répondre, mais c'est difficile. Les questions se bousculent dans ma tête. Je veux savoir. Star Wars ressemble soudain à un conte pour enfants. La réalité... Rien ne peut remplacer la grandeur d'une découverte réelle, pas même un univers fictif tout entier. Je le laisse répondre entre chaque questions; mon cerveau engrange les données bien plus vite qu'il ne peut les déverser.

- Qu'est-ce que tu as mangé pendant ton voyage...? Et avant, dans le bunker? Comment sont morts tes...

Skye.

Ferme-là. Tu te laisses emporter par ta curiosité...

- Hmm... Désolée... On était sensés parler ciné...

Je regarde mon verre. Une grande gorgée, histoire de me remettre de tout ça. On a bientôt fini l'entrée, je jette un oeil en arrière pour voir où en est la suite. Mon bras me gratte... De l'épaule jusqu'au coude.

- Merde... Comment tu t'es fait ça?

Touchée. Sören sentait qu’il avait fait mouche et que les doutes de son interlocutrice s’étaient bien estompés. C’était assez satisfaisant. Enfin, il n’avait plus besoin de se faire passer pour quelqu’un qu’il n’était pas. Cela ferait au moins une personne qui ne s’étonnerait pas du manque de culture ou de confiance de Sören.

Mais Skye n’en avait évidemment pas fini avec ses questions. Elle les envoyait par salve… c’était d’ailleurs étrange qu’elle puisse en poser autant en si peu de temps. Et puis… elle connaissait même la distance entre Aberdeen et Central Point. C’était tellement improbable. Pas de doute, cette fille avait quelque chose de différent.

- C’était ma première sortie du bunker en solitaire et… j’étais pas prêt, je ne connaissais pas grand chose des dangers de l’extérieur. J’étais une proie facile et, forcément, je me suis fait choper par la première Bestiole que j’ai croisé.

Pour Sören et sa petite famille, le vocabulaire pour décrire les créatures de l’extérieur était assez… simpliste. Il y avait les moches : tout ce qui était plus ou moins humanoïde, de par l’apparence et la taille. Il y avait les animaux et les plantes : c’est ce qu’on pouvait apparenter à la faune et la flore qu’on pouvait trouver dans les encyclopédies du bunker. Et puis il y avait les Bestioles : les êtres particulièrement dangereux, dont l’apparence où les dimensions étaient difficiles à mettre en lien avec des êtres vivants ayant vécu avant la toxine. C’était un vocabulaire imprécis, qui n’avait rien de scientifique. Mais ça suffisait pour que les Larsson se comprennent.

- je… j’aimerais t’en dire plus, mais je pense pas pouvoir entrer beaucoup plus dans les détails. C’était gros et ça avait faim.

Sören flirtait dangereusement avec les limites floues de sa clause de confidentialité. Les limites n’étaient sans doute pas floues du tout pour la F.A.T.E et le simple fait d’évoquer la Bestiole était peut-être même répréhensible. Mais Sören n’avait pas vraiment compris ce qu’il signait. Il se souvenait encore des paroles de l’employé de la F.A.T.E :

“On va faire simple : le mieux serait de ne jamais parler de l’extérieur. C’est le mieux pour vous, tout le monde vous prendrait pour un fou. Si jamais quelqu’un vient à l’apprendre, ne paniquez pas. Le plus important, c’est de rester vague. Parlez de votre vécu si vous voulez, ok ? Mais surtout, aucun détail sur les Bestioles. Ça ferait paniquer tout le monde pour rien.”

Sören ne comprenait pas pourquoi ces informations étaient si sensibles pour la F.A.T.E. Mais c’est elle qui lui fournissait un appartement et le payait grassement. Ça méritait qu’il fasse attention à ne pas se mettre ses employeurs à dos.

- L'air était respirable...?

- Euuuh oui, il est respirable.

Cette question lui semblait bizarre. Les gens à l’intérieur de CP pensent qu’on ne peut pas respirer dehors ? Puis il se rappela de ce que lui avait raconté sa mère à propos de son grand-père, et de sa maladie après avoir fait la grande traversée. Il avait un masque à gaz, mais ça n’avait pas suffit.

Sören avait compris bien plus tard que c’était une question de mutation. Les turnes pouvaient vivre dehors, mais pas les humains. Mais il n’avait aucune idée du pourquoi du comment.

- Tu n'as croisé aucun être humain? Aux alentours du dôme, avant ton arrivée... Il n'y avait personne?

- J’ai croisé un type, quelques semaines avant d’arriver ici, un mec avec la peau toute violette. Mais j’ai pas vraiment eu l’occasion de discuter avec lui. On s’est juste croisé.

Sören prit soin d’omettre qu’il avait tué cet homme. Certes c’était un triste accident, absolument pas prémédité… mais ça faisait quand même de lui un tueur, et il n’en tirait aucune fierté. C’est après avoir expliqué ce tragique événement à la F.A.T.E que l’inconnu avait pu être identifié. Il avait été banni de Central Point quelques mois auparavant pour cambriolage à main armée.

- Qu'est-ce que tu as mangé pendant ton voyage...? Et avant, dans le bunker? Comment sont morts tes…

- Ce que j’ai pu trouver. J’avais un carnet avec la liste de ce que je pouvais manger et ce qu’il ne fallait pas. Je te raconterais une autre fois comment on a écrit ce carnet, c’est une longue histoire que j’ai pas envie de raconter avant de manger une pizza. Bon, j’ai du improviser un peu sur la route en fonction de ce que je trouvais. La plupart du temps, ça se passait bien.

Au bunker, on se servait surtout de la ferme hydroponique. Ma mère connaissait tout sur le sujet, donc on arrivait à faire pousser pas mal de trucs différents.

- Comment sont morts tes… Hmm... Désolée... On était censés parler ciné…

Skye s’était visiblement laissée emporter par sa curiosité. Sören se contenta de lui sourire avant de poursuivre tout en passant la main sur son bras, à l’emplacement de la cicatrice..

- T’en fais pas, ça me gêne pas d’en parler. C’est cette même Bestiole qui m’a fait ça qui les a tués.

Sören avait beau être calme et parler de cet événement avec une décontraction étonnante, il n’avait pas oublié son rôle dans l’histoire pour autant. Sa mère et sa soeur étaient mort par sa faute. Si la cicatrice de son bras s’était estompée avec le temps, le sentiment de culpabilité était toujours bien là. Il y pensait chaque jour, bien plus régulièrement qu’il n’aimerait l’admettre. Ça faisait toujours mal, et il savait que ce serait toujours le cas. Mais la douleur, c’est comme tout : on s’y habitue et on finit par s’en accommoder.

La serveuse s’approcha, une grande assiette posée sur chaque main. La conversation avait duré un bon moment. Suffisamment pour qu’il ne reste pas grand chose dans les verres.

- Une Bordercrust pour la dame. Et pour le monsieur, la Pepperoni !

- On va aussi reprendre... deux blondes pression ?

Sören jeta un regard à Skye, en attente d’approbation pour la seconde bière.

Une fois la serveuse repartie, il marqua un silence de quelques secondes avant de s’adresser à nouveau à Skye, sans oser croiser son regard.

- Merci d’être venue. Et de m’avoir cru. C’était pas facile de garder tout ça pour moi.

Prononcer ces quelques phrases avait demandé une bonne dose de courage à Sören. S’ouvrir à quelqu’un d’autre n’était jamais facile, et c’était une grande première pour lui. Il était finalement soulagé, et ça se voyait. Pourtant, il n’avait toujours pas la moindre idée de qui pouvait bien être son interlocutrice, et de ce qu’elle pourrait bien faire de toutes ces informations.

- C’était ma première sortie du bunker en solitaire et… j’étais pas prêt, je ne connaissais pas grand chose des dangers de l’extérieur. J’étais une proie facile et, forcément, je me suis fait choper par la première Bestiole que j’ai croisé.

Une "bestiole"? Quel genre de bestiole peut faire ça...? Je sens qu'il pourrait en dire plus, mais quelque chose le bloque. Et pas sa mémoire, ou un quelconque traumatisme, non... C'est autre chose.

- Je… j’aimerais t’en dire plus, mais je pense pas pouvoir entrer beaucoup plus dans les détails. C’était gros et ça avait faim.

Tant pis... Pour le moment. Passons à autre chose. L'air. La quantité de toxine produite par un turne est très faible, et ne gêne pas outre-mesure à court terme, mais en grande quantité, il devient dangereux pour les non-turnes. Et en quantités extrêmes? Est-ce qu'il est sans danger pour nous également?

- L'air était respirable...?

- Euuuh oui, il est respirable.

Une réponse attendue. Je n'ai presque pas besoin de latence avant ma prochaine question, puisqu'il confirme une hypothèse déjà étayée. Maintenant, qu'en est-il des bannis? Des autres? De survivants? Si lui vient de l'extérieur, il y en a peut-être d'autres?

- Tu n'as croisé aucun être humain? Aux alentours du dôme, avant ton arrivée... Il n'y avait personne?

- J’ai croisé un type, quelques semaines avant d’arriver ici, un mec avec la peau toute violette. Mais j’ai pas vraiment eu l’occasion de discuter avec lui. On s’est juste croisé.

Un turne, j'imagine. Sauvage? Civilisé? Sentient? Il reste beaucoup trop vague dans ses descriptions des évènements, et je commence à sentir que mes questions le mettent mal à l'aise. Enfin, pas dans le sens où il serait gêné socialement, mais plutôt comme une sorte d'empêchement... Tant pis, changeons de sujet. La nourriture. N'importe quoi d'autre. Des détails...!!

- Qu'est-ce que tu as mangé pendant ton voyage...? Et avant, dans le bunker?

- Ce que j’ai pu trouver. J’avais un carnet avec la liste de ce que je pouvais manger et ce qu’il ne fallait pas. Je te raconterais une autre fois comment on a écrit ce carnet, c’est une longue histoire que j’ai pas envie de raconter avant de manger une pizza. Bon, j’ai du improviser un peu sur la route en fonction de ce que je trouvais. La plupart du temps, ça se passait bien. Au bunker, on se servait surtout de la ferme hydroponique. Ma mère connaissait tout sur le sujet, donc on arrivait à faire pousser pas mal de trucs différents.

L'expérience, en somme. Tester la nourriture. la chance a dû beaucoup jouer dans son périple... Mais, encore une fois, je comprends que je n'en saurai pas plus. Au moins, la partie sur la ferme hydroponique se tient. En fait, s'il n'en avait pas parlé, j'aurais commencé à douter de la possibilité de vivre si longtemps enfermé dans un bunker. Encore que s'il était d'époque, ce ne devait pas être une ferme à très gros rendement... Ils ont dû se serrer la ceinture. Surtout à plusieurs. Enfin... Combien de temps ont-il été plusieurs?

- Comment sont morts tes…
...
Hmm... Désolée... On était censés parler ciné…

- T’en fais pas, ça me gêne pas d’en parler. C’est cette même Bestiole qui m’a fait ça qui les a tués.

Il ne s'offusque pas de mon erreur, beaucoup de temps a du passer depuis pour qu'il en parle aussi sereinement. Heureusement, la serveuse arrive avec les pizzas et permet de changer de conversation.

- Une Bordercrust pour la dame. Et pour le monsieur, la Pepperoni !

- On va aussi reprendre... deux blondes pression ?

Je hoche la tête en direction de la serveuse, qui repart vers la cuisine. On ne sait pas trop comment reprendre la conversation, mais au final, les yeux rivés sur la pizza, c'est lui qui rompt le silence.

- Merci d’être venue. Et de m’avoir cru. C’était pas facile de garder tout ça pour moi.

- Bah... Tu m'étonnes. Désolée pour les questions. Même si j'en aurais bien une dernière, je pense qu'elle s'annule si je la pose... "Pourquoi ne peux pas parler de l'extérieur?" Alors, ne t'embête pas à répondre.

J'essaye de lui faire comprendre par un sourire compatissant que je ne lui en veux pas de rester vague, pour une raison ou pour une autre. Si c'est la FATE qui l'a recueilli... C'est probablement ça. Mais je l'ai assez interrogé pour le moment...

- Sören, alors. Fan de cinéma et d'antipastis. Ça me va. Moi, je suis étudiante au NEST. J'ai quelques petits boulots à côté, mais... A part être particulièrement curieuse, je vois pas comment me présenter mieux que ça!

Je mords dans une part de ma pizza.

-Du coup, tu dois avoir vu masse de vieux films... C'est quoi, ton dernier disney? Le remake live-action de Lilo & Stitch, tu l'as vu?

Une des dernières productions Disney avant la guerre. Ils sont complètement partis en live - et c'est le cas de le dire - en recréant tous leurs classiques en films en prise de vues réelles, et celui-ci avait été la goutte de trop. Les gens ont bien cru que la firme était finie...

- Bah... Tu m'étonnes. Désolée pour les questions. Même si j'en aurais bien une dernière, je pense qu'elle s'annule si je la pose... "Pourquoi ne peux-tu pas parler de l'extérieur?" Alors, ne t'embête pas à répondre.

Sören coupait sa pizza, le regard dans le vague, en pensant aux informations qu’il avait déjà données à Skye. Jusque là, il avait été raisonnable, et rien qu’il n’ait dit ne pourrait lui être reproché, en principe. Paf, 8 parts parfaitement égales. Il n’était pas peu fier de ses talents de géomètre culinaire. Et sans outils de mesure, s’il vous plaît.

- J’ai une… euh… mon contrat m’interdit de divulguer certaines informations. J’ai déjà oublié le nom de ce truc... truc de confidence, je crois ? Du coup, j’ai répondu quand même !

C’était plutôt agréable pour Sören qu’on lui pose des questions. À part les employés de la F.A.T.E, personne ne s’était vraiment intéressé à lui depuis bien longtemps… et la sensation n’était évidemment pas la même venant d’une personne qui ne fait pas ça uniquement dans un but professionnel.

- Sören, alors. Fan de cinéma et d'antipastis. Ça me va. Moi, je suis étudiante au NEST. J'ai quelques petits boulots à côté, mais... A part être particulièrement curieuse, je vois pas comment me présenter mieux que ça!

- Fan d’antipasti… ça me semble vachement réducteur comme hobbie. je dirais accroc à la bouffe, de manière général. Va falloir que je ralentisse ma découverte de la gastronomie de Central Point ou mes jambes pourront plus supporter mon poids d’ici un mois.

À peine avait-il terminé sa phrase qu’il engouffra une portion de pizza en quelques secondes.

- Le N.E.S.T… je crois que j’en ai déjà entendu parler. C’est une sorte d’école pour le turnes, non ? Si ça ressemble à ce qu’on m’a expliqué, c’est un peu comme si t’étais à l’Institut Xavier, non ? Mais sans les costumes en latex moulant, apparemment.

Sören avait toujours le second-degré facile quand il était de bonne humeur. Et la pizza pepperoni était particulièrement bonne… de quoi maintenir son capital bonheur proche du maximum pour un bon moment.

- Du coup, tu dois avoir vu masse de vieux films... C'est quoi, ton dernier disney? Le remake live-action de Lilo & Stitch, tu l'as vu?

Le rouquin interrompit son machouillage quelques instants, visiblement perdu dans ses pensées. Il avait vu pas mal de Disney, mais de là à se souvenir précisément lesquels...

- Je… pense que je l’ai vu. Si c’est le cas, il a pas dû beaucoup me marquer. À part pour les quelques dessins animés que je regardais en boucle quand j’étais petit, je me suis assez peu intéressé aux remakes live de Disney. je me souviens clairement avoir vu la version live d’Atlantide, de Mulan et de Hercule, par nostalgie pour les versions animées. C’est plutôt Ghibli qui a bercé mon enfance… je voulais me marier avec Nausicaä ET San quand j’étais petit. À priori, j’étais branché polygamie à l’époque. Et toi, t’as un film de la nostalgie ?

- J’ai une… euh… mon contrat m’interdit de divulguer certaines informations. J’ai déjà oublié le nom de ce truc... truc de confidence, je crois ? Du coup, j’ai répondu quand même !

Un contrat de confidentialité. Ce qui, des souvenirs que j'ai de mon internement à la FATE, lorsqu'ils essayaient de percer les mystères de mon cerveau - ou plutôt, d'utiliser celui-ci pour accélérer leurs recherches sur les turnes - devait plutôt ressembler à une épée de Damoclès. Autant ne pas le mettre dans la merde, alors. Bon. J'imagine que j'aurais dû lui dire plus tôt qu'un de mes boulots consiste à bosser pour quelqu'un de la FATE... Si j'amène ça maintenant sur le sujet, ça va pas forcément lui plaire.

Enfin, c'est pas comme si je partageais les points de vue de Lexy. J'utilise juste son matériel. Oui, voilà...

- Sören, alors. Fan de cinéma et d'antipasti. Ça me va. Moi, je suis étudiante au NEST. J'ai quelques petits boulots à côté, mais... A part être particulièrement curieuse, je vois pas comment me présenter mieux que ça!

- Fan d’antipasti… Ça me semble vachement réducteur comme hobby. Je dirais accroc à la bouffe, de manière général. Va falloir que je ralentisse ma découverte de la gastronomie de Central Point ou mes jambes pourront plus supporter mon poids d’ici un mois.

Il réussit à m'arracher un rire, alors qu'il engloutit une part comme si c'était une bouchée. Effectivement, il avait faim. Maintenant que je sais ce qu'il a traversé, difficile de lui en tenir rigueur... Je me demande toujours quels genres de choses il a du avaler pour survivre.

- Le N.E.S.T… je crois que j’en ai déjà entendu parler. C’est une sorte d’école pour les turnes, non ? Si ça ressemble à ce qu’on m’a expliqué, c’est un peu comme si t’étais à l’Institut Xavier, non ? Mais sans les costumes en latex moulant, apparemment.

- Putain, mais ouais! J'arrive pas à croire que personne ose faire le rapprochement, à l'académie. C'est quand même putain de criant! Bon, à ça près que c'est un établissement qui ACCEPTE les turnes. Au final, il y a aussi pas mal de citoyens. Ceux qui n'ont pas les moyens d'aller ailleurs, ceux qui compatissent, ceux qui sont, ou qui on des parents, militants pour la cause turne...

A mon tour de terminer une part. Le ton plus léger de la conversation, qui nous sortait de la gêne d'un peu plus tôt, m'avait ouvert l'appétit.

- Et on est sensés avoir des cours sur la maîtrise de nos mutations, mais être prof au NEST, ca a l'air du métier le plus instable du monde. Du coup, ils vont, ils viennent, et ils nous manque pas mal de cours. C'est dommage, quand même. Je suis sûre que j'aurais été sexy dans un lycra noir et jaune.

Si j'avais été une super-héroïne, j'aurais sans doute été super chiante à regarder, comme film. J'ai rien de spécial, pas de pouvoirs magiques, pas de laser, pas de griffes. J'ai même pas de gros seins. Ça serait pas bien passé à l'écran. Et j'ose pas imaginer le nom de héros que m'auraient donné les auteurs des années 10... Quoi que. J'aimais bien "Negasonic Teenage Warhead".

- Du coup, tu dois avoir vu masse de vieux films... C'est quoi, ton dernier disney? Le remake live-action de Lilo & Stitch, tu l'as vu?

Il doit chercher un moment dans sa mémoire. Je prends sur moi. C'est stupide, mais quand on peut piocher n'importe quel souvenir des 10 dernières années en un fragment de seconde, on a tendance à être moins patient avec les temps de réflexions des autres... Chacun ses petits défauts. J'essaye de ne rien laisser paraître.

- Je… pense que je l’ai vu. Si c’est le cas, il a pas dû beaucoup me marquer. À part pour les quelques dessins animés que je regardais en boucle quand j’étais petit, je me suis assez peu intéressé aux remakes live de Disney. je me souviens clairement avoir vu la version live d’Atlantide, de Mulan et de Hercule, par nostalgie pour les versions animées. C’est plutôt Ghibli qui a bercé mon enfance… je voulais me marier avec Nausicaä ET San quand j’étais petit. À priori, j’étais branché polygamie à l’époque. Et toi, t’as un film de la nostalgie ?

Je ris à l'idée du mariage polygame - surtout avec deux personnages aussi forts de caractère. Et puis, je me rends compte qu'il s'agit de deux professionnelles de la survie. Est-ce qu'il a dit ça pour la vanne? Je crois même pas. Quel mec étrange...

Des films de la nostalgie? Alors là, ça devient compliqué. J'oublie quasiment rien, c'est donc très difficile pour moi de trier parmi les films les plus mémorables que j'ai vu. Je pourrais en citer une cinquantaine qui arrivent tous en même temps dans ma tête. Il va falloir trier, même si c'est pour faire genre...

- Je pourrais te citer Akira, Princess Bride, la Cité des Enfants Perdus ou le Dictateur, mais tout ça date de plus d'un siècle... Des films qui sont sortis quand j'étais petite? Hmm...

Quand j'étais petite, c'était la FATE qui s'occupait de moi. Jusqu'à ce que je joue les idiotes et qu'ils me relâchent au NEST par manque d'intérêt. Heureusement, contrairement à beaucoup, à part l'internement, j'étais pas vraiment mal traitée. On me laissait voir des films, par exemple. Bon, dans ma cellule, mais quand même.

Encore une fois, j'en avais des dizaines qui me venaient en tête. Pacific Rim 5. Seconds. Broken Dome. Batman Beyond. Et Hypérion, l'adaptation d'un roman de SF séculaire. Bon... Je pense que je vais essayer de me cantonner aux Disneys pour répondre à sa question, sinon, on a pas fini.

- Le Petit Chaperon Rouge, le film d'animation de Disney. C'était une des premières "nouvelles" licences de la firme d'après le dôme, et ca date que de 2088. Pour moi, ça voulait dire qu'ils étaient encore dans le coup.

Je ne sais pas s'il l'avait vu. Ce film en 3D façon Pixar - une boîte avalée par Disney il y a bien longtemps, qui avait sa propre patte graphique - reprenait l'histoire du célèbre conte de Grimm en la transposant dans l'espace. Le chardesign était tellement cool - le genre de trucs qui marche sur les enfants, et dont on voit des produits dérivés pendant des années. Le dernier truc qui avait autant fonctionné, c'était la Reine des Neiges.

-Mais si on va dans les persos qui m'ont fait fantasmer, Alita, dans le troisième film Battle Angel. Je dois avoir un truc avec les cyborgs...

Je pourrais en citer beaucoup plus dans les jeux vidéos, mais... Je sais pas si c'est son truc. Merde, si ça se trouve, il n'avait pas de console dans son bunker?! Quelle horreur...

- Je pourrais te citer Akira, Princess Bride, la Cité des Enfants Perdus ou le Dictateur, mais tout ça date de plus d'un siècle... Des films qui sont sortis quand j'étais petite? Hmm…

Wow, les premiers films que Skye citait dataient tous de bien avant le dôme. Peut-être que les vieilles oeuvres cinématographiques étaient encore très en vogue dans Central Point ? En même temps, tellement de films sortaient, avant la catastrophe. Si ça se trouve, moins de films étaient sortis depuis 2030 qu’en une poignée d’années post LWW. Ou alors… c’était juste Skye qui était vraiment fan de vieux films depuis son enfance.

- Le Petit Chaperon Rouge, le film d'animation de Disney. C'était une des premières "nouvelles" licences de la firme d'après le dôme, et ca date que de 2088. Pour moi, ça voulait dire qu'ils étaient encore dans le coup.

La première nouvelle licence de Disney était sortie… plus de 50 ans après la construction de Central Point ? Le cinéma avait vraiment dû prendre un coup dans l’aile pour que même une société comme Disney peine à produire de nouveaux films. Bon, déjà avant la guerre, Disney était plus concentré sur le remake de films existants que sur la création pure… mais quand même. Dans les temps difficile, il est malheureusement compliqué de faire de l’art une priorité… et Central Point ne faisait sûrement pas exception à la règle.

- Mais si on va dans les persos qui m'ont fait fantasmer, Alita, dans le troisième film Battle Angel. Je dois avoir un truc avec les cyborgs…

- J’ai vu le premier, sorti… dans les années 10 il me semble. C’est vrai que le personnage d’Alita a la classe. Il faudrait que je regarde les suivants, alors ! Mais pour ça, je dois investir dans une bonne télé ou un rétroprojecteur alors. Sinon, je vais me ruiner en cinéma avec tout le retard que j’ai à rattraper.

Sören repensait aux yeux de Skye, un peu plus tôt dans la soirée. L’envie de lui demander ce que lui permettait sa mutation lui brûlait les lèvres, mais il ne savait pas trop comment s’y prendre. Déjà, est-ce que ça se faisait, de parler de la mutation de quelqu'un comme ça ? Vu que le fait d’être turne ne se crie pas trop sur les toits, c’est peut-être un sujet tabou, et très personnel. Et puis même s’il décidait de demander, il faudrait choisir les bon mots. Skye avait l’air très impliquée dans la défense des turnes. Ou au moins très politisée. Elle avait réagi assez vivement lorsque Sören avait évoqué la couleur “normale” de ses yeux. Il fallait donc y aller avec des pincettes.

- Ça te gêne de parler de… notre mutation ? Au final, je connais très peu de turnes, et je suis curieux de savoir quelles formes nos “dons” peuvent prendre. Je t’ai vu utiliser le tiens tout à l’heure mais… pas moyen de déterminer ce que tu as fait avec. Excuse-moi si je suis à côté de la plaque avec les termes que j’utilise, je suis pas trop au fait de ce qui est politiquement correct ou non...

Sören avait amené le sujet tout en douceur, avec une voix calme et posée. Il ne voulait surtout pas imposer le sujet si son interlocutrice y voyait un quelconque problème. Mais ça taquinait beaucoup trop sa curiosité pour qu'il ne tente pas le coup.

Je pense pas être représentative de la mode cinématographique de notre période, mais en même temps, mes goûts sont vite altérés par le perpétuel classement qui se fait dans ma tête entre les milliers de films que je n'oublie pas. En tout cas, c'était un fait, le cinéma avait connu des chutes drastiques d'intérêt pendant de longues périodes. Une sorte de... de "tourner en rond", qui avait beaucoup lassé à l'époque. Les gens s'étaient dirigés vers les jeux vidéos et les AVR, ces fameux feuilletons en réalité virtuelle aux multiples fins possibles. Et maintenant... Maintenant qu'il restait aussi peu de boîtes de production, sous le dôme, et par conséquent sur l'ensemble de la planète, le cinéma était redevenu plus proche de l'artisanat que du travail d'usine. Lent, fastidieux, rare... Mais meilleur.

Quand je lui parle de mes personnages favoris, au moins un a l'air de lui parler.

- J’ai vu le premier, sorti… dans les années 10 il me semble. C’est vrai que le personnage d’Alita a la classe. Il faudrait que je regarde les suivants, alors ! Mais pour ça, je dois investir dans une bonne télé ou un rétroprojecteur alors. Sinon, je vais me ruiner en cinéma avec tout le retard que j’ai à rattraper.

Une télé...? C'est tellement... Enfin, ce n'est pas si étonnant, du coup.

-Il n'y a plus de télé, enfin, des écrans, bien sûr, mais tous sont des écrans pour ordinateurs. Il n'y a plus de chaînes câblées ou ce genre de trucs; tout passe par le domeWeb maintenant. Les news, les séries, les vlogs et les podcasts...

Ce qui n'était pas le cas avant la guerre. Enfin, bien sûr, les télés existent encore, mais ce sont souvent des antiquités, utilisées pour brancher de vieilles consoles ou appareils de lecture de supports presque disparus. Et puis, il change de sujet.

- Ça te gêne de parler de… notre mutation ? Au final, je connais très peu de turnes, et je suis curieux de savoir quelles formes nos “dons” peuvent prendre. Je t’ai vu utiliser le tiens tout à l’heure mais… pas moyen de déterminer ce que tu as fait avec. Excuse-moi si je suis à côté de la plaque avec les termes que j’utilise, je suis pas trop au fait de ce qui est politiquement correct ou non...

Me gêner? C'est une des choses les plus passionnantes que je connaisse. Principalement parce que c'est une des choses que l'humanité n'a pas encore résolu. Par contre, il y va avec des pincettes. J'imagine que j'ai réagi un peu violemment tout à l'heure. Mais, c'était plus de la sincérité qu'autre chose.

-Non, pas du tout... Et pour commencer, plus que des "dons", vois ça comme des "améliorations". Sens aiguisés, modifiés, nouveaux appendices ou modification épidermique, émission de différentes substances... Ce sont des choses que les turnes peuvent faire "mieux que les humains", enfin... Mieux que ce qu'ils étaient avant. Ce qui est une définition assez efficace de l'évolution, à vrai dire. C'est pour ça qu'il est plus logique de considérer que les turnes sont ce qui va arriver à la race humaine... Mais présenté comme ça, la population a vite pris peur.

Sans compter l'émanation de toxine.

-Dans mon cas... C'est une accélération cérébrale. En gros...

Mes yeux reprennent leur couleur. La pièce s'assombrit, j'ai le temps de percevoir plus lentement jusqu'aux photons qui se déplacent autour de nous. Les mouvements aussi. C'est ce qui me sert à esquiver les coups facilement, au dojo. Mais principalement... Je réfléchis plus vite. Beaucoup plus vite.

-La racine carrée de la somme de tout ce qu'on a pris est de... 6,782330 bitcoins. 6782330, c'est le code fiscal de la société True Core Viper, le numéro de série d'un l'amortisseur avant droit de la marque Kayaba, le numéro de téléphone d'un club de jeu d'échec dans le secteur B-3 et le nombre de secondes de gestation moyenne du cochon d'inde. La formule de l'acide éthylène diamine tétra-acétique est C10H16N2O8, et il a été découvert simultanément en 1930 par un allemand et un américain.

J'aurais pu continuer longtemps comme ça, bien sûr, mais je me lasse vite de ce petit jeu. Exposer des faits aléatoires n'a pas vraiment le même impact que de résoudre des problèmes, ou d'utiliser cette réflexion à.... Quoi que ce soit d'intéressant, en fait.

Je passe sur le fait que mon cerveau a besoin d'un apport en glucose immense, que cette utilisation de mes synapses me fatigue beaucoup plus vite, que je deviens folle si je m'ennuie plus de quelques minutes et que les cellules de mon cerveau vieillissent autant de fois plus vite qu'elles sont plus rapide, ce qui réduit très considérablement mon espérance de vie.

Une fille a ses petits secrets.

-Et toi? Je ne t'ai pas vu l'utiliser, et ça n'a pas l'air d'être une mutation physique...

- Il n'y a plus de télé, enfin, des écrans, bien sûr, mais tous sont des écrans pour ordinateurs. Il n'y a plus de chaînes câblées ou ce genre de trucs; tout passe par le domeWeb maintenant. Les news, les séries, les vlogs et les podcasts…

La TV en tant que telle n’était donc jamais vraiment revenue. Sören utilisait le terme télé pour désigner tout ce qui est de près ou de loin à un écran et qui servait à… regarder des trucs. C’est le mot qu’il avait toujours employé, et il risquait de se rate encore un paquet de fois en l’employant.

- Non, pas du tout... Et pour commencer, plus que des "dons", vois ça comme des "améliorations". Sens aiguisés, modifiés, nouveaux appendices ou modification épidermique, émission de différentes substances... Ce sont des choses que les turnes peuvent faire "mieux que les humains", enfin... Mieux que ce qu'ils étaient avant. Ce qui est une définition assez efficace de l'évolution, à vrai dire. C'est pour ça qu'il est plus logique de considérer que les turnes sont ce qui va arriver à la race humaine... Mais présenté comme ça, la population a vite pris peur.

Les mutations étaient donc vouées à améliorer une faculté déjà existante de l’être humain. Ça faisait sens même si… Sören se souvenait de ce mec tout violet qu’il avait vu en dehors de Central Point et qu’il avait dû… enfin bref. Quelle pouvait bien être l’intérêt d’avoir la peau violette ? Soit ce n’était qu’un des “symptômes” de son amélioration, soit ça devait d’une manière ou d’une autre être utile. Peut-être une meilleure absorption de la lumière ou un truc du genre.

Sören se contenta d’acquiescer doucement, essayant de bien intégrer tout ce qu’il venait d’entendre. C’était bien différent de ce qu’on lui avait expliqué à la F.A.T.E, où sa conseillère de réinsertion lui avait à priori donné la version “pour enfants” de la chose : c’est un peu comme un super pouvoir, mais en même temps une maladie. C’était pas complètement à côté de la plaque mais… un peu quand même.

- Dans mon cas... C'est une accélération cérébrale. En gros…

Là tout de suite, c’était vague. Plus qu’une étudiante de l’Institut Xavier, Skye était peut être bien le Professeur X en personne !

- La racine carrée de la somme de tout ce qu'on a pris est de... 6,782330 bitcoins. 6782330, c'est le code fiscal de la société True Core Viper, le numéro de série d'un l'amortisseur avant droit de la marque Kayaba, le numéro de téléphone d'un club de jeu d'échec dans le secteur B-3 et le nombre de secondes de gestation moyenne du cochon d'inde. La formule de l'acide éthylène diamine tétra-acétique est C10H16N2O8, et il a été découvert simultanément en 1930 par un allemand et un américain.

Sören resta bouche bée devant la petite prestation de Skye. Une fois le monologue fini, il esquissa un large sourire.

- C’est… dingue. juste DINGUE ! Tu peux genre… mémoriser tout ce que tu vois ou entends? J’ai même pas eu le temps de tout capter… je comprends mieux comment t’as pu me balancer autant de questions aussi vite tout à l’heure.

C’était la première fois que Sören rencontrait quelqu’un avec une mutation si impressionnante. Dans sa famille, c’était plutôt lui qui avait le rôle de faire des petites démonstrations de super-pouvoir, mais il avait trouvé plus fort que lui.

Un odorat sur-développé, ça peut-être utile dans la vie de tous les jours. Mais en milieu hostile comme en dehors de Central Point, c’était bien plus que cela. Hors du dôme, le flair de Sören prenait largement le pas sur ses autres sens et même sur sa vue. Sa mère l’avait compris dès son plus jeune âge, et il ne s’était pas passé un jour depuis sa plus tendre enfance sans qu’il n’exerce son don. Il s’entraînait à reconnaître des odeurs, à les localiser avec précision, à utiliser le vent à son avantage, à chasser, à repérer les menaces. En tant que survivant, il pouvait difficilement rêver d’une mutation plus utile. Depuis qu'il était arrivé à Central Point, mémoriser toutes ces nouvelles oderus avait d'ailleurs occupé une partie non négligeable de son temps.

- Et toi? Je ne t'ai pas vu l'utiliser, et ça n'a pas l'air d'être une mutation physique…

- À mon tour alors. Tu veux bien garder ça pour moi une seconde ?

Sören poussa un peu son assiette et la moitié de pizza qui y restait vers Skye. L’odeur de salami grillé à quelques centimères du nez, ça rendrait forcément la tâche plus compliquée.

Le sourire joueur de Sören se dissipa petit à petit pour afficher une expression plus neutre et concentrée, alors que son œil virait progressivement au gris anthracite. Il posa ensuite ses coude sur la table, cachant complètement ses yeux avec la paume de ses mains. Étant proche de lui, Skye pouvait distinguer aisément des sortes de petits spasmes au niveau des narines de Sören. Si leur intensité n’avait rien de très impressionnante, c’est surtout leur précision qui pouvait sembler étrange. Ces petites contractions se déclenchaient sur la narine droite ou gauche de manière totalement indépendante et désynchronisée.

- À la table derrière moi, une personne mange… une pizza aux anchois. L’autre personne a la même pizza que la tienne. La fresque à côté de nous a été faite il y a un moment… sauf une petite partie, derrière toi, en haut à gauche du mur où la peinture est encore fraîche de quelques jours. Tu t’es lavée les cheveux récemment, avec un shampoing à l’amande. Une personne… un homme, plus précisément, ne s’est pas lavé du tout depuis un moment par contre, vers le comptoir je dirais. Et pendant que je te raconte tout ça, la serveuse qui était au comptoir s’est déplacée… par là, assez loin de nous.

Sören tourna la tête vers l’endroit où était supposée se trouver la serveuse à présent. Lorsqu’il enleva les mains de ses yeux, à nouveau couleur noisette, elle était bien en face de lui, à l’autre bout de la pièce, en train de débarrasser une table. Puis il ajouta, tout en affichant un sourire en coin :

- J'espère ne pas m’être trop trompé. C’est jamais évident dans un restaurant, je te raconte pas le cocktail d’odeurs qu’il y a là dedans.

Il hochait la tête, en suivant mes explications comme un cours d'histoire. En même temps, ma version des faits ne colle pas exactement aux manuels scolaire. Si on lui a dit quelque chose alors qu'il avait dû apprendre et constater seul jusqu'ici, ça prendrait surement un petit temps d'adaptation pour remplacer sa réalité par une autre.

Je lui fais ma petite démonstration, et l'effet est plutôt réussi : il reste un moment sans rien parvenir à prononcer, avant de sourire comme si toute la conversation jusqu'ici prenait enfin sens. Ce qui devait être le cas.

- C’est… dingue. juste DINGUE ! Tu peux genre… mémoriser tout ce que tu vois ou entends? J’ai même pas eu le temps de tout capter… je comprends mieux comment t’as pu me balancer autant de questions aussi vite tout à l’heure.

Encore une fois, c'est principalement parce que je lui ai caché les désavantages de ce fameux "don". Mais je ne les évoque quasiment jamais, à personne. Même Kelya n'est pas au courant... Enfin, si, elle sait que l'alcool neutralise l'activation de mon gène. D'un autre côté, avec elle, je voyais mal comment cacher ça très longtemps. Je coupe court à ses louanges en lui demandant :

- Et toi? Je ne t'ai pas vu l'utiliser, et ça n'a pas l'air d'être une mutation physique…

- À mon tour alors. Tu veux bien garder ça pour moi une seconde ?

Il me tend son assiette. Ca me rappelle que j'ai encore faim, et je mord dans une nouvelle part de ma pizza, tout en l'observant. Ses yeux deviennent normaux, mais juste après, il les cache. Puis, il se met à renifler quelque chose... Assez bizarrement. Il me fait penser à...

- À la table derrière moi, une personne mange… une pizza aux anchois. L’autre personne a la même pizza que la tienne. La fresque à côté de nous a été faite il y a un moment… sauf une petite partie, derrière toi, en haut à gauche du mur où la peinture est encore fraîche de quelques jours. Tu t’es lavée les cheveux récemment, avec un shampoing à l’amande. Une personne… un homme, plus précisément, ne s’est pas lavé du tout depuis un moment par contre, vers le comptoir je dirais.  Et pendant que je te raconte tout ça, la serveuse qui était au comptoir s’est déplacée… par là, assez loin de nous.

Il réouvre les yeux. Les pizzas étaient bien celles-là, la fresque, effectivement, comportait un léger décalage de ton qui indiquait que la peinture n'avait pas été faite en même temps. Le shampoing... C'est celui de Kelya, je lui choure de temps en temps, quand le mien est vide. Et effectivement, il est à l'amande... Le reste aussi était correct. Un chien! Ce type est un chien sauvage. J'ai un large sourire en imaginant parfaitement l'image dans ma tête, et j'essaye de ne pas trop le montrer.

- J'espère ne pas m’être trop trompé. C’est jamais évident dans un restaurant, je te raconte pas le cocktail d’odeurs qu’il y a là dedans.

-Alors tu es du type hypersensoriel... Tu dois douiller quand tu passes à côté d'un Zara!

J'en rigole avec lui, mais mine de rien, ce genre de capacités permet parfois de remplacer un autre sens bloqué, comme la vue ou l'ouïe. Par contre, évidemment, ce n'est pas tout à fait la plus utile des mutations, quand on a pour but de s'intégrer dans la vie normale. D'un autre côté, il n'a pas besoin de l'activer et peut aisément passer pour un citoyen. Tiens, je me demande...

-Ils t'ont donné une Omni, à la FATE...?

Je pose la question sans réfléchir. Il n'a probablement pas le droit d'en parler. Les puces Omni, invention de la Pioneer Corp., servent de passe universel aux citoyens, de clés, de badges, mais également de "papiers d'identité". Les turnes n'en ont pas, aussi, elle sert souvent de vérification... Et un turne qui serait pris avec une de ces puces irait au devant de gros ennuis...

- Alors tu es du type hypersensoriel... Tu dois douiller quand tu passes à côté d'un Zara!

Skye affichait un large sourire, la petite démonstration semblait lui avoir plu. Heureusement car vu le temps que Sören passait à entraîner son odorat, pouvoir impressionner un minimum la galerie était la moindre des récompenses. Surtout depuis que sa mutation avait grandement perdu en utilité. Il n’avait pas besoin de chasser à Central Point… ni de repérer les saloperies dégénérées qui pourraient le bouffer.

Avec leurs mutations respectives, ils pourraient peut-être changer de vie, monter un petit spectacle à jouer sur tous les marchés de la bordure. Sören ne pouvait s’empêcher d’imaginer la scène :

~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~

- Oyé oyé m’ssieurs dames. Approchez, n’ayez pas peur, on ne va pas vous bouffer. Vous là, approchez vous. En voilà hein joli couple, pas vrai Prof X ?

- Oh que oui !

- J’ai un p’tit creux. Ne voudriez-vous pas me donner le sandwich au thon que vous avez dans la poche droite monsieur ?

- Hein ? Mais comment sav…

- Eh mais ! C’est le sandwich au thon Naturamar, la seule société agroalimentaire proposant encore des sandwich au VRAI thon. Saviez-vous que, avant d’être renommée ainsi, la marque portait le nom de Sodebo ? Cette société a vu le jour en France en 1973 et a rapidement été connue pour la qualité de ses sandwich.

- Tiens, tiens tiens. Mais dites-moi prof X… ça fait bien longtemps qu’on ne pêche plus de thon. Comment ce sandwich pourrait-il donc contenir du VRAI thon ?

- Excellente question, Doggydog ! Accrochez-vous, l’explication va vous estomaquer. Sandwich, estomaquer… vous l’avez ? Bref, ce thon est effectivement… du vrai THON. Mais il n’a pas été pêché pour autant. Ce qui se trouve entre les deux tranches moelleuses de votre pain de mie n’a jamais été dans l’océan. Depuis 2520 jours la société Naturamar commercialise des produits alimentaires issus de fermes cellulaires. À partir d’une cellule souche de thon conservée depuis des décennies, cette société met en place un procédé permettant de recréer le phénomène de mitose, qui permet aux être vivants de générer de nouvelles cellules. Le thon que vous vous apprêtez à manger, ou à donner à mon collègue, est donc la copie exacte de l chair d’un thon pêché en 2026, au large des Pays Bas. Et oui, le thon de votre sandwich a 73 ans. Mais il n’en est pas moins savoureux.

- Haha en voilà une bonne nouvelle ! Jamais je n’aurais accepté qu’on me donne un sandwich périmé depuis autant de temps ! Il n’y a pas d’inquiétude à avoir, donc. Hep hep, madame ! Voyons, ne partez pas comme ça !

j'ai une bonne nouvelle pour vous, très chère. J’adore votre parfum. Eau de parfum Channel n°5. un classique, mais quel classique !

- Je ne vous le fait pas dire. Ce subtil bouquet de néroli, de citron, de bergamote, d’ylang-ylang, de jasmin et j’en passe… a été commercialisé pour la première fois en 1921 ! Et vous savez-quoi ? La recette n’a pas changé d’un pouce depuis cette date.

- Voilà qui est incroyable. Et vu le prix du flacon, je ne doute pas que vous ayez la moyen de donner une petite pièce à vos humbles serviteurs.

…

~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~

Sören s’était légèrement perdu dans ses pensées. Ah oui, hypersensoriel.

- C’est pas des plus agréables, en effet. Mais c’est pas pire que les bennes à ordures le jour avant le ramassage ou les toilettes d’un bar. Heureusement que j’ai la possibilité de ne pas utiliser ma mutation.

Sören récupéra son assiette et engloutit une nouvelle part.

- Ils t'ont donné une Omni, à la FATE...?

La bouche pleine, Sören fit “non” de la tête, avant de préciser quelques secondes plus tard :

- J’ai entendu plusieurs personnes qui s’occupent de mon cas en discuter au détour d’un couloir de la F.A.T.E, ça a l’air de faire débat. Certains pensent que ça m’aiderait à m’adapter plus facilement et à vivre dans de meilleures dispositions. Et d’autres pensent que c’est trop dangereux et que ça ferait un scandale si ça s’apprenait. Ehm… je suis pas sûr que je pouvais parler de ça… Enfin j’aurais pas dû en entendre parler non plus de toute façon.

Alors que la discussion suivait son cours, deux hommes entrèrent dans la pizzeria. Ça faisait un bon moment que plus personne n’était entré, puisque Sören et Skye faisaient partie des derniers clients à s’être installés, il y a une bonne quarantaine de minutes maintenant.

Sören reconnut immédiatement les uniformes de police des deux individus. Depuis la mise en place des couvre-feux, les patrouilles étaient devenues plus régulières, et les contrôles de puce Omni étaient devenus plus fréquents. L’un des deux policiers restait debout près de la porte d’entrée pendant que l’autre s’approchait du comptoir. La bonne humeur de Sören s’envola net. Ça sentait mauvais.

A quoi est-ce qu'il est en train de penser...? Il a l'air parti complètement ailleurs. Mais, ça a l'air plutôt agréable, vu son sourire en coin. La vache... La playlist de la pizzeria est plutôt hétérogène, et c'est rien de le dire. C'est sur les Pixies qu'on continue la conversation. A mon avis, ils vont bientôt fermer et le staff s'autorise quelques petites musiques perso.

- C’est pas des plus agréables, en effet. Mais c’est pas pire que les bennes à ordures le jour avant le ramassage ou les toilettes d’un bar. Heureusement que j’ai la possibilité de ne pas utiliser ma mutation.

On continue à manger en discutant des puces Omni. Perso, j'ai jamais été réticente à la technologie. Il paraît que dans le temps, on accusait les ondes du WiFi ou des nanophones, enfin... Comment ça s'appelait avant... Télégramme, non, téléphones portables, de causer le cancer. Il a fallu des années pour que les expériences s'entassent et qu'on finisse par statuer que ça ne risquait rien. Bref... Je suis du genre à penser que l'homme doit embrasser la technologie et que son futur est dans une cybernétisation du corps humain. D'ailleurs, la science aurait sûrement déjà progressé jusque là, si elle n'avait pas été occupée par la guerre, la construction de la ville, puis le cas turne. Et la puce Omni n'est qu'un tout petit début de ce qui est possible.

- J’ai entendu plusieurs personnes qui s’occupent de mon cas en discuter au détour d’un couloir de la F.A.T.E, ça a l’air de faire débat. Certains pensent que ça m’aiderait à m’adapter plus facilement et à vivre dans de meilleures dispositions. Et d’autres pensent que c’est trop dangereux et que ça ferait un scandale si ça s’apprenait. Ehm… je suis pas sûr que je pouvais parler de ça… Enfin j’aurais pas dû en entendre parler non plus de toute façon.

-Bah, officieusement, c'est ce qui sert à faire la différence entre les citoyens et les turnes, alors t'imagine bien qu'ils veulent pas trop faire d'exceptions... Tu vois Unplugged? La série? Bah c'est un peu pareil, euh... C'est une série qui parle d'un groupe de citoyens recherchés qui se font retirer leurs puces pour éviter d'être reconnus par les scans.

Je me sens obligée de lui pitcher la série, puisque je réalise qu'il n'y a que très peu de chances qu'il l'aie regardée. Elle s'est terminée il y a deux ans. C'est une de ces séries en VR où le spectateur est dans le rôle d'une personne, dans la série. On en discute un moment quand deux personnes entrent dans le restau. A cette heure? Ils ne doivent plus servir... Et effectivement, ils ne sont sans doute pas là pour ça. Ce sont des flics.

Et on a largement dépassé le couvre-feu.

-Putain, fais chier...

les nouvelles lois sont toutes récentes. On pourrait croire qu'ils passeraient l'éponge à cause de ça, mais il y a au contraire bien plus de chances qu'ils cherchent des exemples à faire. Il ne reste que quatre autres tables en plus de la nôtre. Mon premier réflexe est de chercher un plan, et je laisse mes yeux reprendre leur couleur normale un court moment avant de m'arrêter. Surtout pas maintenant. Merde... C'est si frustrant de réfléchir aussi lentement! J'ai l'impression d'être un nageur auquel on aurait accroché des parpaings aux jambes. Pour le moment, un flic est resté à la porte. L'autre va parler au manager.

Ils entendent ce qu'on dit, d'ici. Tant pis, on n'a plus beaucoup de temps. Je fourre la main dans ma poche, et je sors un truc de mon portefeuille. Je déchire l'emballage, et je le garde dans la main.

-Viens avec moi. Inception? Joseph Gordon Levitt, Ellen page?

Je me lève en riant. J'espère qu'il comprends la ref. C'est un cliché qui existe dans des centaines de films, j'ai pris le plus ancien dont je puisse me souvenir sans utiliser ma mutation, pour être sûre qu'il l'aie vu. Je prends sa main et je tire dessus pour qu'il se lève... Avant de l'entraîner vers la porte des toilettes. En ayant pris soin de laisser l'emballage du préservatif sur la table.

Non, Sören n’avait pas vu Unplugged, et il avait même complètement ignoré la deuxième partie du pitch, durant laquelle les deux flics avaient fait irruption. Il détourna rapidement le regard des deux hommes, pour éviter d’attirer l’attention. D’un coup d’oeil, il pu remarquer à l’expression de Skye qu’elle venait également de les voir.

Le rouquin était habitué aux situations de stress. Ça avait même été son quotidien. Mais l’idée de devoir jouer la comédie et se dépêtrer de cette situation de manière diplomatique l’effrayait plus que toute autre option. S’enfuir ou se battre quand c’était nécessaire, c'était plutôt ça, la méthode qu’il connaissait.

Pour sortir par l’entrée, c’était déjà trop tard. Et même si les policiers étaient relativement loin de leur table, ils verraient à coup sûr Sören et Skye se lever… mais bon, est-ce qu’il y avait d’autres options ?

- Viens avec moi. Inception? Joseph Gordon Levitt, Ellen page?

- Hein ?

Mais de quoi elle parlait ? Complètement dépassé par la situation, Sören la laissa le tirer vers les toilettes. Il eut tout juste le temps d’apercevoir la capote sur la table et son cerveau commença à faire le lien. Le baiser dans le restaurant pour distraire l’attention, ou quelque chose dans le genre… c’était de ça dont elle parlait. Mais… ça n’avait pas marché dans le film. Il ne restait plus qu’à espérer que la version “sexe torride dans les toilettes” soit plus efficace.

La porte des toilettes se trouvait près du bar. Il fallait donc passer relativement près du comptoir, où le policier discutait avec la serveuse. Question de protocole, les flics devaient sans doute informer le responsable de l’établissement avant d’embêter la clientèle. Une fois de plus, Sören pris soin de garder son regard posé sur Skye, tout en arborant un grand sourire peu convaincant. Sa partenaire était définitivement meilleure actrice que lui.

Il était difficile de juger si le flic au comptoir avait vu le jeune couple passer, mais celui vers la porte n’avait pas pu les rater. Certes, le coup du préservatif pouvait faire gagner un peu de temps et, avec un peu de chance, les déstabiliser. Flic ou pas flic, entrer dans un chiotte où on s’attend à trouver un couple en plein ébat, ça met mal à l’aise. Mais en soit, ça ne réglait malheureusement pas le problème principal : comment arriveraient-ils à sortir d’ici ?

Skye s’engouffra dans les toilettes, suivie de près par Sören. Ils débarquèrent dans une petite salle toute carrelée et dotée d'un lavabo et de deux portes : une pour les sanitaires des hommes à droite, et une pour ceux des femmes à gauche.

Sören lâcha la main de Skye et se dirigea immédiatement vers la porte de droite, en murmurant :

- Je jette un coup d’œil de ce côté. Je te rejoins dans un instant.

Sans même avoir attendu une quelconque réponse de son interlocutrice, il pénétra dans les toilettes des hommes, activant sa mutation par la même occasion; Comme prévu, l’odeur était atroce. L’intérieur n’était pas particulièrement sale, mais des chiottes de restaurant en fin de service… il ne fallait pas s’attendre à un bouquet de rose. Son nez ne lui donna malheureusement pas plus d’informations que ses autres sens. C’était un chiotte tout à fait banal avec trois pissotières et deux cabinets ouverts sur le haut et sur le bas sur une vingtaine de centimètres, il n’y avait aucune fenêtre… et tout puait la pisse.

Ni une ni deux, Sören rebroussa chemin, toujours à l'affût du moindre bruit ou de la moindre odeur qui pourrait l’alerter. Il retourna dans la petite pièce précédente et poussa la porte des toilettes des femmes. Si le comportement des deux amants supposés avait intrigué les policiers, ils pourraient très bien arriver ici dans quelques secondes.

Merde, il a pas l'air de capter. Joue le jeu, je t'en prie. Souris, fais ton lover, n'importe quoi. Je l'entraîne avec moi, en gloussant comme une dinde au moment ou on passe à côté du comptoir. Pense "Amber", Skye. Tu peux le faire. Je meurs de honte.

Lui, par contre, est plus convaincant... Mais plutôt dans le rôle "je viens de réussir à la serrer, ça m'aura pris que deux pintes". Bordel, c'est quoi ce sourire flippant? Fais un effort! Bon, il est de trois-quart dos aux deux flics, ça devrait aller. Je croise le regard de celui qui est devant la porte, il a un sourire entendu : il mord l'hameçon. Je glousse en baissant la tête, faisant celle qui se retient de rire d'avoir été grillée. Et je ferme cette putain de porte derrière Sören. Mes yeux reprennent immédiatement leur couleur noire.

-Merde, merde, merde...

- Je jette un coup d’œil de ce côté. Je te rejoins dans un instant.

Aucune fenêtre. Personne dans les cabines, comme Sören s'en assure immédiatement. Bon instinct de survie, mec. Moi... J'ai déjà commencé à réfléchir.

Les chances qu'ils contrôlent le reste du restaurant sans se soucier de nous sont extrêmement basses. Celles qu'ils jettent l'éponge sur le couvre-feu encore plus. En somme, les recroiser, c'est un game over direct. Je n'ai accès à aucune alarme incendie ou quoi que ce soit du genre. Des aérations? Un rapide coup d'oeil, seulement deux tuyaux ventilés. Il n'y a que dans les films que les gaines sont assez grandes pour faire passer quelqu'un. Si l'une de nos mutation avait été un renfort musculaire de quelques sortes, on aurait pu briser un des murs... Tant pis pour la discrétion. Il s'est écoulé 0,522 secondes depuis l'activation de ma mutation. Je ferme les yeux, me représente le plan du bâtiment, tel que je m'en souviens, des vues de l'intérieur, des courts aperçus de la cuisine, quand la porte s'ouvrait, qui me suffisent à retenir toute l'architecture, et les bâtiments qui sont autour, quand on est entrés. Comme un plan en 3D, je m'éloigne de l'ensemble, et je nous repère, faisant clignoter mentalement deux points verts dans les toilettes. Elles sont entourées par la cuisine, sauf le fond des toilettes des femmes, qui donne sur l'extérieur. Un mur porteur. L'architecture ne le permettrait pas autrement.

On n'a aucune option... Et je sens, littéralement, le parcours de l'adrénaline créée par cette situation extrême. Tant pis, dans ce cas, il faut créer ses propres options. Je remonte ma manche, découvrant mon nanocom autour de mon bras. La liste des réseaux. Vite... Parfait, sept réseaux Wi-Fi privés. Celui-là, c'est celui du restau. Inutile. Deux en WPA3, trois en WPA2. Faisable, mais trop long. Celui-là est en WEP. Je le tente en brute force.

Sören sort des toilettes pour femmes quand je parviens à me connecter au réseau voisin. je fais défiler les appareils connectés. De nos jours, trouver un appartement sans le moindre objet connecté relève de l'anomalie... Parfait. ATHMOS-C22. Une enceinte dolby surround d'Athena industries, pas une des plus récentes, mais ça suffira. Je fais défiler ma musique, playlist "vénère", et j'en lance une au hasard..

Le plafond tremble sous les basses des percussions. Merde, sacré installation qu'il a, le voisin du dessus.

-Plus qu'à espérer que ça morde... Encore.

Sören sursauta légèrement lorsqu’il sentit une grosse vibration accompagnée d’un son lourd, étouffé, mais incroyablement puissant. Par réflexe, il tourna la tête vers Skye et croisa son regard. Il ne comprenait absolument rien à ce qui s’était passé, mais ce bordel infâme à l’étage au dessus était forcément lié à ce qu’elle venait de faire.

- T’es la meilleure ! Et j’adore tes goûts musicaux, au passage…

- Plus qu'à espérer que ça morde... Encore.

- Ça marchera. Si ça peut au moins en occuper un, on peut s’en sortir.

Sören n’avait aucune idée de si cette petite magouille signée Skye allait fonctionner, mais un petit boost de confiance lui ferait du bien. Et à Sören aussi d’ailleurs.

- Je vais aller jeter un coup d’œil dans la salle. C’est un poil risqué… mais on doit savoir si les flics sont sortis pour voir ce qu’il se passe. Je te fais signe si la voie est libre.

Le rouquin s’approcha doucement de la porte des toilettes, menant directement dans la salle principale de la pizzeria. Le bruit avait l’air encore plus fort dans la grande pièce. L’enceinte devait être pile au dessus de cette dernière. Le problème, c’est qu’elle couvrait tous les bruits pouvant provenir de l’autre côté de la porte. Si ça se trouve, il allait tomber nez à nez avec les flics en ouvrant… mais non, il ne fallait pas y penser, c’était tout de même peu probable.

Avant d’ouvrir la porte, Sören s’arrêta quelques secondes, le temps de désactiver sa mutation et de se concentrer. Quelques secondes plus tard, il tira la porte, sur quelques centimètres, juste assez pour pouvoir un peu d’espace pour observer la salle. Il avait une vue directe sur la porte d’entrée de la pizzeria… et pas de policier à l’horizon. Par contre, il était impossible de regarder vers le comptoir sans carrément passer la tête par l’ouverture… ça semblait trop risqué.

Il réactiva sa mutation, fermant les yeux un instant pour se concentrer uniquement sur son odorat. Il y avait bien une odeur inconnue provenant de la droite, près du comptoir. Il ne se souvenait pas avoir reniflé cette effluve lors de sa petite démonstration plus tôt dans la soirée. C’était sans doute le policier… mais impossible d’en être sûr. Ça pouvait également être un autre client qui était arrivé en fin de soirée. Immergé dans sa discussion avec Skye, Sören n’avait pas vraiment fait attention aux allers et venus dans le restaurant.

Peu importe, il fallait tenter. S’il n’y avait effectivement plus qu’un policier et avec le vacarme au dessus, ils pourraient peut-être passer sans trop se faire remarquer. Après avoir refermé doucement la porte, Sören fit quelques pas en arrière, jusqu’à l’encadrement de l’entrée des toilettes des filles.

- Je pense qu’il ne reste plus qu’un flic là dedans, celui vers le comptoir. On peut tenter le coup.

Sören parlait d’une voix étonnement confiante. L’adrénaline avait fait tourner son visage au rouge pivoine alors que quelques gouttes de sueur commençaient à perler sur son front. Il était en situation de stress, mais il restait en pleine possession de ses moyens. Et puis ce côté rougeâtre et suintant, c’était plutôt positif… ils étaient supposés aller aux toilettes pour faire des saloperies après tout.

- Ce que je te propose : on sort des toilettes comme si de rien n’était, on longe le mur à gauche jusqu’à notre table, on récupère nos affaire et on avise. Vu le boucan, le flic aura sans doute autre chose à foutre que d’observer la clientèle, et on pourra sortir ni vus ni connus.

Repasser par la table, ça compliquait les choses. mais dans le feu de l’action, Sören y avait laissé sa veste. Et à l’intérieur, il y avait son petit carnet… celui qu’il trimballe partout, qui contient des informations sur lui, son logement, la F.A.T.E… bref, il n’était pas question que ce truc reste ici.

- Ah… on n’a pas payé non plus. Faut qu’on arrive à sortir quand la serveuse ne nous regarde pas ou les flics auront une bonne raison de nous en vouloir. Ça s’annonce plus compliqué que prévu. Tu cours vite ?

La meilleure défense, ce n’est pas l’attaque, c’est la fuite. Et Sören excellait dans l’art de courir à s’arracher les jambes et les poumons. Ce ne serait peut-être pas nécessaire, mais c’est une option qu’il gardait toujours dans un coin de sa tête.

- T’es la meilleure ! Et j’adore tes goûts musicaux, au passage…

Apparemment, ce qui vient de se passer a fait retomber son stress. Je sais pas encore si c'est une bonne chose ou non. Le fait d'être stressé peut paralyser devant certaines situations, mais être sur ses gardes peut au contraire diminuer le temps de réaction... De toutes façons, pour le moment, on n'a pas d'autre porte de sortie.

- Plus qu'à espérer que ça morde... Encore.

- Ça marchera. Si ça peut au moins en occuper un, on peut s’en sortir. Je vais aller jeter un coup d’œil dans la salle. C’est un poil risqué… mais on doit savoir si les flics sont sortis pour voir ce qu’il se passe. Je te fais signe si la voie est libre.

Il s'approche de la porte, le concert improvisé à l'étage du dessus ne permettant pas vraiment d'écouter ce qu'il se passe de l'autre côté. Et puis, il l'entrouvre. Je le vois regarder par l'interstice, mais il n'a pas vue sur tout... Alors, il ferme les yeux. Je sais qu'il utilise sa mutation, parce que je l'ai vu faire un peu plus tôt. Son nez fait ces petits mouvements un peu... Euh, canins. Il doit être en train de repérer à l'odeur la présence ou non de quelqu'un dans son angle mort.

En tout cas, il ne tarde pas à confirmer mes hypothèses en revenant près de moi. Apparemment, ses systèmes alpha et bêta adrénergiques sont stimulés au maximum, son teint rouge indique une vasoconstriction significative, sans compter le battement de son pouls; signes caractéristiques de l'activité d'un hormone active sympathomimétique de la médullo-surrénale. Ses vaisseaux cérébraux doivent parfaitement fonctionner, et ses décisions doivent être réfléchies.

- Je pense qu’il ne reste plus qu’un flic là dedans, celui vers le comptoir. On peut tenter le coup. Ce que je te propose : on sort des toilettes comme si de rien n’était, on longe le mur à gauche jusqu’à notre table, on récupère nos affaire et on avise. Vu le boucan, le flic aura sans doute autre chose à foutre que d’observer la clientèle, et on pourra sortir ni vus ni connus.

Repasser par la table? Ca, c'était une mauvaise décision. Moi, j'y ai rien laissé, donc je n'ai aucune raison de faire ça. Mais il n'a pas hésité avant d'en parler, donc pour lui, c'est pas une option : il doit avoir laissé quelque chose d'essentiel. Et bordel...

-C'est jouable... Mais t'as intérêt à te grouiller de récupérer tes affaires, on sera sans doute les seuls à nous déplacer dans la salle...!

- Ah… on n’a pas payé non plus. Faut qu’on arrive à sortir quand la serveuse ne nous regarde pas ou les flics auront une bonne raison de nous en vouloir. Ça s’annonce plus compliqué que prévu. Tu cours vite ?

-C'est dans mes cordes. En tout cas, pour un sprint, plutôt qu'un marathon.

Partir sans payer me posait déjà moins de problèmes. Bizarrement. Mais tout va se jouer sur les réactions des autres, à l'intérieur. Bon... Alors, autant ne pas attendre que le voisin du dessus ne parvienne à couper le son. Mais depuis le temps, l'appartement est sûrement vide. C'est parti. Je retire un pan de la chemise de Sören pour qu'elle dépasse nonchalamment de son pantalon, et je pousse la porte en le tirant toujours par la main. Direction la table.

Effectivement, dans la salle, le vacarme est saisissant. Plusieurs clients se bouchent les oreilles, les mains plaquées dessus. Au comptoir, le policier hurle pour se faire entendre par le manager, mais ni l'un ni l'autre ne comprennent ce qu'ils disent. On arrive sans peine à la table, et je vois Sören récupérer sa veste. Rapide coup d'oeil autour de nous, certains regardent le plafond, ils ont trouvé la provenance du son. On doit atteindre la porte du restaurant... Merde, je mange ici entre les cours, moi. Je viendrai payer demain en m'excusant. Je regarde l'emballage de capote sur la table... Je vais me payer une de ces réputs dans le restau, moi! Allez, on bouge.

On approche de la porte...

- C'est dans mes cordes. En tout cas, pour un sprint, plutôt qu'un marathon.

Sören acquiesça, affichant un sourire nerveux. Si le plan ne marchait pas, elle avait plutôt intérêt à dire vrai et à savoir courir. Skye s’approcha de lui, saisit sa chemise et tira un coup sec dessus. C’était malin, ça allait dans le sens du petit scénario qu’elle avait mis en place.

La bonne nouvelle, c’est qu’ils n’auraient plus besoin de forcer des sourires niais. Avec le vacarme qui régnait au dessus, il serait étrange de sortir des toilettes en faisant mine que tout allait bien. Il fallait avoir l’air… intrigué. Merde, comment on fait pour avoir l’air intrigué ? Bah, un air grave ferait l’affaire. Peut être.

Puis ils passèrent la porte pour arriver dans la salle principale de la pizzeria. Le vacarme était encore plus assourdissant que Sören ne l’attendait. Et c’était tant mieux. Le personne qui vivait au dessus avait monté un club clandestin chez lui ou quoi ? Dans la salle, la réponse émotionnelle des clients était des plus hétérogènes. Ça semblait en amuser beaucoup certains, en inquiéter d’autres et énerver les derniers.

Skye et Sören arrivaient enfin au niveau de la table. Ils étaient passés inaperçus pour l’instant… sauf pour le voisin de la table d’à côté qui porta au couple présumé un regard insistant, accompagné d’un grand sourire. On pouvait presque lire dans son regard : “Alors, c’était comment ?”. Peu importe, le rouquin prit sa veste sous le coude, tâtant les poches au passage afin de constater que son carnet y était toujours.

Sans même jeter un coup d’oeil vers le comptoir, Sören continua vers la porte, d’une démarche aussi détendue que possible. Au moment où Skye et lui arrivèrent à la porte… rien ne se passa. Ni la serveuse ni le policier ne les avaient remarqués. Sören poussa la porte. Ils l’avaient fait ! À moins que…

À l’extérieur, sur le trottoir, le second flic observait l’étage supérieur du bâtiment. Il était placé juste derrière l’un des larges poteaux faisant la jonction entre les différentes baies vitrée de la pizzeria… le binôme n’avait malheureusement pas pu le voir de l’intérieur. Le policier devait essayer de comprendre ce qui se passe au dessus. La main de Sören se crispa nerveusement autour de celle de Skye, qu’il n’avait pas lâché depuis la sortie des toilettes.

Le binôme fit quelques pas dans la rue à gauche, à l’opposé de là où se trouvait le flic.

Ce dernier les repéra, et les interrompit d’un ton ferme :

- Excusez-moi, vous devez rester à l’intérieur quelques minutes. Nous allons contrôler l’identité de tous les clients du restaurant. J’arrive dès que j’ai résolu ce problème de…

La musique s’arrêta nette. Le voisin du dessus avait enfin du se remettre de ses émotions (et de sa surdité) et arrêter le système. Le flic lâcha un petit soupir de soulagement avant de s’approcher de Skye et Sören.

- Voilà qui est fait. Restez ici, on va faire le contrôle immédiatement, histoire de ne pas vous retenir trop longtemps.

Le flic était à quelques mètres seulement. Il semblait plutôt calme et… sympa, à vrai dire. Si le binôme voulait s’enfuir, il n’y avait pas une seconde à perdre… mais Sören n’osait pas prendre la décision. Il n’avait pas la moindre idée de l’armement que pouvait transporter un policier à Central Point ? Avaient-ils encore des armes à feu ? En tout cas rien de si imposant ne pendait à sa ceinture. Il y avait bien un objet électronique bizarre, mais Sören ne le reconnaissait pas. Skye pouvait peut-être parlementer ? Lui laver le cerveau avec ses super-pouvoirs ? Ou ils devaient peut-être se laisser faire ? C’était si grave que ça d’être dehors après le couvre feu ? Sören se contenta de fixer Skye. Elle en savait plus que lui sur la situation… il devait lui faire confiance pour prendre la meilleure décision.

Putain. Je peux pas croire que ce gros cul de flic à la con soit tellement flemmard qu'il soit pas monté à l'étage pour vérifier lui-même. Là, on est grave dans la merde. Et même sans être "du coin", Sören doit le comprendre aussi : il écrase ma main en réaction à la phrase du policier.

- Excusez-moi, vous devez rester à l’intérieur quelques minutes. Nous allons contrôler l’identité de tous les clients du restaurant. J’arrive dès que j’ai résolu ce problème de…

Et bien sûr, c'est à ce moment que la musique se coupe. Si je suis née sous une bonne étoile, c'est certainement pas celle de la chance.

- Voilà qui est fait. Restez ici, on va faire le contrôle immédiatement, histoire de ne pas vous retenir trop longtemps.

Putain de bordel de... Et Sören qui reste interdit. S'enfuir? La bonne idée... Sans compter les DED, ces petits taser spécifiquement prévus pour arrêter les turnes, les flics ont tout à fait le droit de faire usage de l'arme à feu s'ils nous jugent dangereux. Et de base, les turnes sont jugés dangereux. C'est mort... Après le couvre-feu, c'est directement direction le poste. En cellule... Et après la manif, je pense que ma prochaine destination, c'est la FATE. Et pas dans les jolies cellules. Sören? J'en sais rien. Il est déjà pris en charge par la FATE, alors... Est-ce qu'ils laisseront courir? Probablement. Ils ont encore besoin de lui. Enfin, ça, c'est si les flics ont la moindre idée de cet accord. Sinon, c'est cellule, vérification d'identité, aucun document de naissance, soupçons de terrorisme et... A partir de là, imaginez votre scénario préféré. Bannissement à l'extérieur du dôme? Dissection? Squatter à vie les quartiers près de la Barrière?

Je cache mon visage dans la chemise de Sören. Le flic me voit prête à pleurer. Dis un truc, Sören, n'importe quoi. Même un simple "bonjour". Il ne me faut que quelques...

-Euh...

Instants.

Je retourne la tête vers le policier, les yeux un peu rouges. J'ai pris soin de les appuyer contre la chemise, pendant que ma mutation était activée. C'est parti pour le monologue vitesse 250%.

-On est désolés! J'suis désolée, msieur... C'est moi qui l'ai invité chez moi ce soir, vous voyez, parce qu'on est turnes tous les deux, et, je l'ai rencontré au ciné avant le couvre-feu, mais y'avait plus rien à manger chez moi, mais, mais je voulais qu'il reste, alors je me suis dit qu'on pouvait descendre manger au restau, parce que j'habite juste au-dessus alors je pensais pas que ça gênerait pour le couvre-feu, j'suis désolée monsieur, c'est ma faute la musique, parce que quand on est allés euh, dans les toilettes pour, enfin après manger, mon nanocom a un peu bougé et ça a relancé ma chaine de musique à fond, regardez...

Je montre, tout en chouinant et en parlant plus vite qu'il ne peut réfléchir, la porte de l'immeuble qui mène aux appartements au-dessus, et mon bracelet qui est encore relié à la chaine. Cette fois, à un volume plus décent, je relance la même musique. Il s'agit bien de la musique présente sur mon nanocom : aucun doute que la chaîne à l'étage m'appartient...

Mon cœur bat aussi vite que mon débit de parole. Ça passe... Ou ça casse.