Passager clandestin

-J’ai 30 balles de beuh dans mon sac Madame Skye. Je pense qu’il y a pire comme illégalité. Il est calme t’as qu’à le planquer dans ton sweat pendant le trajet et si toutefois, il casse les couilles, je m’en occuperais.

Dans mon sweat...? Je regarde la bestiole. Elle me regarde aussi. J'ai des doutes sur le bon déroulement de l'opération, mais s'il y a quelque chose que je sais que je ne peux pas savoir, c'est ce qu'il y a dans sa tête à lui. Le comportementalisme animal, c'est pas forcément une de mes matières préférées. Je veux dire... J'imagine que je pourrais apprendre tout ce qu'il y a à savoir dessus en quelques heures, je n'ai juste jamais réellement eu d'intérêt à le faire. Et pas vraiment l'occasion de l'appliquer, non plus... Encore une fois, les animaux de compagnie sont, plus que rares, un réel luxe. Il n'y a d'ailleurs que très peu d'animaleries, celle du B-6 étant une exception... Peut-être qu'il n'y en a que 3, ou 4 dans tout Central Point, et la plupart se trouvent dans la Ceinture Centrale.

- Désolé, j'marche pas droit, j'ai pas l'habitude de marcher à côté de quelqu'un.

On est en train de sortir du Grand Parc. C'est vrai... Elle marche pas droit. Elle est à côté de ses pompes, non...? Son comportement est vraiment... atypique. Enfin, je dis juste ça pour pas dire "défoncé".

- Sinon tu es au N.E.S.T. toi ? Ou tu as un taff ? Ou tu fais comme moi, tu vas quand tu veux en cours et le reste du temps, tu restes au taff ?

Alors elle est au NEST aussi... Je l'ai jamais vue. J'aurais pas pu oublier sa tête. Les yeux verts, la lune, les cheveux rouges... J'imagine qu'à force de sécher des cours, je n'ai pas encore rencontré tout le monde à l'Académie. Surtout si elle aussi sèche l'autre moitié des cours... Celle où moi, je suis présente.

- Ouais, je suis au NEST... J'ai un taf à côté aussi, enfin, un truc un peu nul. Je publie des articles de sciences dans plusieurs revues. Ça me permet d'être lue sans que les gens sachent que je suis turne.

Ces revues étaient, pour la plupart, des papiers plutôt reconnus dans le milieu scientifique, mais j'imagine que ce n'est pas son rayon, de toutes façons. Mon nom de plume? Un jeune humain étudiant de génie en science, Sora Akai. Pas très recherché, vous me direz, mais il s'avère qu'il y a beaucoup d'asiatiques dans la communauté scientifique, je passe donc un peu plus inaperçue.

On arrive devant la porte de la passerelle qui monte au métro. Sur les conseils de Sahana, je glisse l'animal dans mon sweat. Il gigote un peu, alors je mets les mains dans les poches de mon sweat pour le tenir de l'extérieur. J'avance dans la file. Les Humains sont automatiquement scannés, avec leur puce omni. Moi, je suis obligée de faire passer mon nano avec l'appli TACPOINT pour valider mon voyage. Je passe donc dans la file prévue pour les turnes... Les wagons de queue. J'attends de voir de quel côté de la file elle va passer. Mais si elle est au NEST... Oui, voilà. Elle vient de mon côté. Elle est donc turne, elle aussi...

- T'es en quoi, toi? Je suis en sciences sup.

Elle ne connaît probablement pas, du coup, la "numéro un de l'académie", la "salope du podium", la "tête d'ampoule", la "sans-amis". C'est peut-être mieux. On s'installe dans l'avant-dernière rame, on réussit à trouver une place assise. C'est plein, mais il n'y a pas grand-monde qui parle. J'ai toujours trouvé stupide que le gouvernement, craignant un mouvement dangereux de la part des turnes, s'efforce de tous les regrouper au même endroit... Enfin, j'imagine qu'il y a en considération des points à gagner pour les prochaines élections ou des bitcoins en jeu.

-Moi, je trouve ça cool les sciences. Mais je trouve ça dommage de devoir se cacher pour écrire des articles intelligents. C’est les gens qu’écrivent d’la merde qui devrait se cacher. Turnes ou pas.

Dommage de se cacher... Peut-être, mais je pense que je préfère ça à me voir interdire toute visibilité. Enfin, j'imagine que la réalité du milieu n'est pas forcément très claire tant qu'on y est pas confronté directement.

Je sais pas pourquoi, elle est juste devant moi, en train de chercher partout autour d'elle. Elle cherche quelqu'un? Elle a l'air un peu paumée. Quand elle me voit, elle a un petit mouvement de soulagement... Je sais pas trop ce qui se passe dans sa tête, mais j'essaye de la ramener sur terre.

- T'es en quoi, toi? Je suis en sciences sup.

-J’suis en art. Je passe mon temps à gribouiller, c’est cool.

Elle réfléchit un moment avant de répondre. Et juste avant, le chat pousse un espèce de petit couinement. Désolée, mon grand, j'imagine que t'es pas super à l'aise là-dedans mais c'est le mieux que je puisse t'offrir pour l'instant... J'essaye de le replacer, je le caresse à travers mon sweat. Les gens doivent se demander ce que je fais avec les mains dans mes poches. Il finit par se calmer. Et puis, d'un coup, Sahana se lève.

-Il faut prendre celui-là. Hey, pardon monsieur, on doit passer.

-Vous êtes obligé de pousser ?

-Bah je vais pas attendre que tu bouges de toi-même? si ? Bon allez, j’ai pas que ça à foutre.

Je la suis sans rien dire. Je veux pas attirer l'attention sur moi, et encore moins me faire bousculer, vu le colis que je trimballe. Mais si ç’avait été moi, je pense que j'aurais même pas  répondu au type. Je suis du genre à marcher sur les passages piétons juste pour éviter d'avoir à parler avec un flic. Ou avec n'importe qui, d'ailleurs. Mes interactions se limitent au DomeNet, à quelques élèves du NEST, voire les profs... Et à Kelya.

-C’est dingue l’énergie que les gens perdent à casser les couilles.

- Putain, t'as pas idée.

Quand on change de métro, le type se pose sur une des dernières places assises. Typiquement le casse-burnes. Bah... Turnes ou pas, au final, la connerie humaine est un bon point de ralliement pour être sûr que tout le monde est de la même race.

-Tiens pose toi, on a 10 minutes de métro et après, on marche 5 minutes.

Ca veut dire que je dois m'assoir à côté de ce type...? Putain... Je déteste la proximité des inconnus. En plus, elle vient de s'engueuler avec lui. j'essaye de rester immobile, j'ai surtout l'air d'avoir un balai dans le cul, mais dans cette position je peux tenir le chat. Sahana se met à côté de moi, contre la fenêtre. Y'a pas beaucoup de bruit... Si le chat miaule, on est niquées, non?

-Tu connais du monde au N.E.S.T ? Je t’ai jamais vu là-bas, en même temps, j'y vais pas souvent. Je calcule même pas les gens de ma classe.

- Pas des masses. Je suis pas vraiment du genre troupeau... Mais c'est pas très grave, il doit juste y avoir une poignée de gens qui valent la peine qu'on les écoute.

C'est un peu hautain, mais... Je ne parle pas de leur orientation politique, de leur âge, ou même de leurs gènes. Non... C'est juste que personne là-bas n'est capable de tenir une conversation susceptible de déboucher sur la moindre découverte technologique ou avancée scientifique. Enfin, il y avait bien cette infirmière... Je pense que je vais me rendre à son rendez-vous.

Le mec est en train de plonger les yeux sur la poitrine de Sahana. Tranquille. Je pourrais le lâcher à haute vois pour qu'il se sente obligé d'arrêter, mais... Ça me saoule. Mon cerveau me retrace toutes les possibilités d'interaction possibles.

"Au pervers!" - Il tourne la tête, il dément - on se fait engueuler - interactions inutiles.
"Au pervers!" - Personne ne réagit - il continue et se moque de nous - interactions inutiles.
"Au pervers!" - Quelqu'un approche et nous demande qui - on doit aller au bout de la plainte - interactions inutiles.
"Au pervers!" - Les gens de la rame commencent à l'engueuler - mouvements de foule - interactions inutiles.

En deux ou trois secondes, une cinquantaine d'avenirs potentiels fleurissent devant moi. Mon "Arbre des Possibles". Aucun ne me convient. Je me lève, et je m'intercale entre le gars et elle, juste en face de Sahana. Le chat est entre nous, s'il fait du bruit, on l'entendra moins, de là.

- J'ai deux... Je connais deux personnes, en art. Kelya, et Heidi. Je sais pas si tu les connais... Kelya, c'est ma coloc. On... vit ensemble.

Pourquoi je lui dis ça? Elle s'en fout, je m'en fous, tout le monde s'en fout! D'ailleurs, est-ce que j'aurais le droit de ramener un animal de compagnie à l'appart, si je le voulais...?

- Une poignée, c'est beaucoup. Perso, j'ai du mal à suivre une conversation qui ne sert à rien et il y a beaucoup de gens qui parlent pour ne rien dire.

Je me reconnais énormément dans cette phrase, même si elle n'a probablement pas la même portée pour nous deux. Le fait de savoir à l'avance l'aboutissement d'une conversation ne donne pas vraiment envie de laisser s'en dérouler le fil en temps réel. Si je sais que ça finira par une engueulade, autant commencer par là, non? Elle me regarde.

- J'ai deux... Je connais deux personnes, en art. Kelya, et Heidi. Je sais pas si tu les connais... Kelya, c'est ma coloc. On... vit ensemble.

- Pt'être bien. J'sais pas. On n'a pas de taff à faire en groupe alors j'ai pas l'occasion de rencontrer beaucoup de monde. J'sais pas si c'est pareil en sciences ? Du coup, tu vis avec ta copine ... Cool. T'as de la chance de partager ta piaule avec un humain, ça met moins de poil partout qu'un chat. Du coup, tu sors un peu ? Enfin genre, tu fais des soirées ?

- C'est pas ma... Oh, j'en sais rien. Ça saoule.

Je me débarrasse de la question d'un revers de la manche. Moi qui aime tant réfléchir, j'ai pas envie de réfléchir à ça.

- On a quelques cours en commun. Les langues, le sport, l'histoire-géo notamment, et quelques autres. Mais le reste, c'est vrai que les différentes filières se mélangent pas trop. Et, non, je sors pas souvent... Enfin, ces derniers temps, je fais quelques soirées...

Je cherche un moment un mot pour les décrire. Et au final, je me perds dans mes pensées, en me rappelant ce que je préfère dans ces soirées. Les moments où on cesse d'être rivales, et que peu à peu, on redevient amantes. Les moments où on est l'une contre l'autre, à faire ce qu'on aime toutes les deux. Et les moments où... Je m'endors contre elle, après avoir couché ensemble.

Je crois que je suis en train de baver un peu au moment où Sahana me rappelle à l'ordre en me montrant la station de métro, par la fenêtre.

-C'est celui-là. On va passer par les petites ruelles. Comme ça, tu pourras le poser par terre, il y aura moins de risques que si on passe par la grande rue.

Et elle me chope par la capuche. On dirait un bébé canard. Je sais pas pourquoi, mais elle me fait terriblement penser à un de ces clichés du cinéma, d'enfants élevés par des animaux. C'est sûrement la weed, mais le fait que ses réactions soient quasiment entièrement basées sur l'instinct - "pour ne pas se perdre, s'accrocher à la personne que je suis" - lui donnent quelque chose de primal.
Et une bonne tête de défoncée.
Je souris.

- Hey on va passer par là, c'est plus calme et j'aime pas trop traverser la forêt urbaine. Tu peux le laisser gambader si tu veux.

Je pose le chat. La ruelle est calme. Il se met à courir quelques secondes, fêtant sa libération, mais il a l'air de sa fatiguer rapidement. C'est vrai qu'il est tout maigre et qu'il était dans le froid... On passe devant le tag d'un énorme jaguar. Woh. Puis, en arrivant devant une porte de derrière, elle s'arrête pour rouler un autre joint, et relève la tête vers moi.

- Tu fumes ?

- De temps en temps... Ouais.

Quelle consommation. Je me demande dans quel état est son cerveau. Le chat passe entre mes jambes, je m'accroupis pour le caresser.

- Tu parlais de vivre avec un humain tout à l'heure. T'es toute seule? Enfin... A part les trucs à poils et a plume, vu que tu bosses dans une animalerie.

Je me doutais qu'elle devait avoir quelques petites bestioles chez elle. Après, c'était surtout pour faire la conversation, mais je me demandais si elle était solitaire à ce point... Peut-être qu'elle aussi a ses soirées. Un peu plus... Opaques, avec la fumée, mais des soirées aussi.

-Tu veux fumer un peu ? Non je suis pas toute seule j'habite avec ma grand-mère dans l'arrière boutique. J'pense pas que je serais capable de vivre seul. J'me ferais vite chier. Elle me crie souvent dessus, mais elle as tellement fait pour moi... Bref. Tu vas sûrement l'entendre tout à l'heure.

Pourquoi toutes les personnes que je rencontre veulent me faire fumer...? Oh, et puis merde, pourquoi pas. Je suis plus à ça près. Qui sait, peut-être qu'on découvrira bientôt que le THC neutralise le Wibe... J'accepte son cadeau.

...Putain, c'est chargé, son truc!

Donc... Elle habite non seulement à l'intérieur même de l'animalerie, mais en plus, avec sa grand-mère. J'imagine que ça explique les croquettes... En tout cas, dans une certaine mesure. Je vais pas juger, mais j'attends de voir la mamie. J'ai un peu de mal avec les vieux. Ils supportent pas quand quelqu'un de plus jeune est plus intelligent qu'eux. Toujours à causer des emmerdes parce qu'ils sont persuadés qu'un truc qu'ils ont appris y'a 80 ans est toujours d'actualité, ou même vrai... Pourquoi c'est toujours ce genre de croulants qui prend les décisions, au gouvernement, d'ailleurs?

- À part elle, il n'y a personne... *soupir*... Mais peut-être qu'un jour, on se croisera en soirée !

Eh bah grosse ambiance, parfait, on part sur ça? En plus, vu nos soirées, si on s'y croise, c'est qu'on la fera ensemble de base. Je nous imagine mal nous croiser au hasard des strass et paillettes d'une boîte de nuit. Mais, elle est déjà en train de regarder p'tit truc, qui fait son bonhomme de chemin derrière nous.

-Il faut lui trouver un prénom à ce petit monstre. Sauf si tu comptes pas le garder. Tu as encore 3 ruelles pour te décider. J'te fous pas la pression. Enfin, il faut peut-être que t'en parle à ta copine avant non ?

Est-ce que je compte le garder? J'y avais pas réfléchi. Je pensais le laisser à l'animalerie... Non? Maintenant que j'y pense, c'est vrai que j'avais presque inconsciemment décidé que, pourquoi pas, je pourrais le garder... Lui trouver un non? J'ai aucune idée de comment on fait ça, moi... Lui trouver un nom...

- J't'ai déjà dit que c'était pas ma copine... Pas vraiment. Enfin, j'pense pas qu'elle cherche ça. J'veux pas être un boulet qu'elle sera forcée de jeter plus tard.

Wow. Je l'avais jamais formulé comme ça. C'est plutôt vrai, au fond. On s'adapte à nos envies du moment... Et ça me va. Est-ce que ça me retombera sur la gueule? Probablement. On verra. En attendant... J'suis sa coloc. Et son amante. En tout cas, j'aurais du mal à me passer de son corps... Ou de sa présence.

Et j'me demande la tête qu'elle fera quand un p'tit boulet noir va détruire ses fringues...

Je ricane bêtement en pensant à la scène. Et puis, non, "boulet", je peux trouver mieux comme nom... Sahana se réveille et semble en proie à l'inquiétude d'un coup... Une histoire d'oubli de courses. Elle me prend par les épaules.

-Bon écoute il nous faut un plan. Il faut qu'on rentre sans qu'Anita nous entende ... Mais cette femme ...* gros yeux  * , c'est un monstre. Alors voilà, on va passer par la porte de derrière. Ensuite, on va longer un couloir, on va passer dans un rideau avec des perles. Il va falloir être très prudent. Ensuite, nous avons une porte à déverrouiller et nous seront enfant dans l'animalerie. On part déjà avec un point faible et pas des moindre : je suis totalement arrachée.

Et puis, elle commence à agir... Bizarrement. Elle s'accroupit, avec difficulté. Joli cul. Mais elle se relève et court comme une dératée devant la vitrine de l'animalerie... Je comprends pas trop comment elle espère ne pas avoir été vue avec ça. Je la regarde longer le mur, elle me regarde aussi. Bon...

Je tire un long moment sur le joint, et j'approche pour la rejoindre devant l'animalerie.