Discussion entre deux plantes

Zack venait de quitter la serre où il avait eu la discussion "privée" qu'il avait demandée à Miles. Celui-ci était encore en train de remuer sa tasse de thé, presque vide, tout en réfléchissant. Ces derniers temps, les évènements s'étaient enchaînés avec une fâcheuse tendance à être plutôt dérangeants.

Ceci dit, Miles n'avait jamais vraiment été du genre à se plaindre de ses problèmes, ou à chercher conseil auprès de quelqu'un en partageant des tranches de vies. Les interactions sociales qu'il pouvait avoir étaient souvent limitées au strict minimum et il ne s'était jamais vraiment fait un ami sur qui il aurait pu compter dans ce genre de cas.

Enfin, il y avait bien quelqu'un qui répondait plus ou moins à cette description, mais… Malgré qu'ils se soient connus plus jeunes, à l'époque ou Miles était encore un "rocker anarchiste", ils se sont longtemps perdus de vue, notamment après l'évènement qui a assagi notre professeur d'Anglais.

Cette personne, c'est Lucius, récemment entré au NEST en tant que professeur de bio. Enfin, les élèves le surnomment souvent "l'herboriste", avec sa tendance à résumer toute la biologie aux plantes, sous toutes leurs formes. Un passionné. Miles avait toujours apprécié le cœur qu'il pouvait mettre dans des sujets donnés, là où beaucoup ne voyaient qu'un excentrique un peu allumé sans chercher à le comprendre. D'ailleurs, il allait probablement pointer le bout de son nez s'il attendait encore un peu; c'était lui qui s'occupait des plantes que les élèves étaient sensés faire pousser, entre les cours. Avec une régularité et une ferveur que bien d'autres professeurs devraient prendre en exemple.

Miles décida d'attendre un peu l'arrivée de Lucius. S'il ne pourrait peut-être pas être d'une grande aide, sans en connaître tous les détails, une conversation banale pourrait tout aussi bien déboucher sur une amorce de solution...

- Hé. Grosse journée?

Ce n'était pas difficile de savoir quand Lucius n'avait pas spécialement envie de parler. Si Miles avait apparemment gardé une certaine verve qui lui permettait de bien paraître, socialement, c'était un peu moins naturel pour le professeur de bio. Il enfila ses gants de travail, et commença à s'occuper des plantes.

Miles regardait Lucius s'affairer avec admiration, en prenant soin de rester hors de son espace vital. L'attention avec laquelle il s'occupait des plantes forçait le respect. Il était de ceux qui "vivent leur passion", comme on dit…

- Tu peux le dire… Je ne m'attendais pas à avoir la visite d'un policier de la Bordure.

Le terme "bordeux" est souvent réservé aux humains qui font le choix, plus ou moins forcé bien sûr, de vivre et travailler dans la Bordure, le cercle le plus éloigné du centre de Central Point. Les districts les plus mal famés. Aussi, en soi, rien que cette nouvelle était étrange. D'habitude, les policiers de la bordure ne s'occupaient que de leurs affaires; parfois même, ils ne s'occupaient de rien du tout. Cet officier zêlé était une exception, et il ne fait pas bon trop approcher des exceptions, par les temps qui courent.

- Il m'a posé des questions sur les récents meurtres de Turnes, dans la Bordure. Enfin, je ne sais pas ce qu'il espère...

Une affaire qui n'a pas fait grand bruit, mais qui était bel et bien passée sur Central News. Deux corps anonymes, classés "règlement de compte" ou quelque chose comme ça, par les médias. Ils avaient parlé de "Turnes au gène déviant", un terme regroupant ceux qui ne maîtrisent pas ou peu leur gène et risquent de causer des dégâts avec. Enfin, une excuse pour oublier l'affaire et la glisser sous le tapis, surtout.

Lucius connaissait l'aversion de Miles pour les Turnes. En tout cas, c'est à cette époque qu'ils s'étaient plus ou moins perdus de vue. Miles avait perdu la tête après la mort de sa fiancée par un Turne. Après ça, il n'avait jamais été tout à fait le même… Mais, apparemment, quand ils se sont retrouvés, au Nest, il était passé au dessus de tout ça. Mais tout de même, l'entendre parler de meurtres de Turnes sans ciller pouvait paraître un peu… Décalé, à l'herboriste.

- Il a parlé de double meurtre. Qu'est-ce que tu en penses, toi…?

Miles laissait de longues pauses entre ses phrases, laissant tout le temps à Lucius de travailler. Il savait qu'il n'aimait pas trop être inondé de paroles pendant qu'il apportait ses soins aux plantes.

- Le monde a toujours des nouvelles raisons de s'entretuer.

Rien n'était plus vrai. Les guerres n'avaient pas attendu les différences de gènes pour exister. Même sans différences sociales, il suffisait d'un peu d'avidité, de jalousie parfois… Mais aucune guerre n'avait jamais eu lieu dans laquelle les deux camps se défendaient. Par définition, quelqu'un devait lancer la première pierre. Seulement, ici… Qui? Le gouvernement et les mesures prises contre les turnes? Les turnes, avec leur simple existence, qui mettent en danger les humains? Les citoyens et leur passéisme grégaire…? Ou bien les mutants qui, en utilisant leur différence à leur profit, créent ce climat de peur et d'angoisse…?

- Double meurtre, peut-être le début de meurtre en série. Tout le monde a peur et la haine est forte, la violence est pas sur le point d'arrêter.

-En série, je ne sais pas… Mais pour lui, les deux étaient liés.

Il n'y avait pas de raison que ce ne soit pas en série, ceci dit. La Bordure, c'était un endroit où les recensements n'étaient ni fréquents, ni faciles. Si ca se trouve, le chiffrage des morts s'élevait bien au-delà de deux, mais les corps n'ont pas encore été retrouvés, ou bien sont juste passés pour des morts accidentelles, naturelles…

- Mais pourquoi venir te poser des questions à toi directement? Comme si on avait le temps après le boulot de faire autres choses que des corrections et des préparations de cours.

Là-dessus, il marquait un point. Miles n'aimait pas être mêlé à une affaire aussi sordide, qui n'aurait jamais dû sortir de la Bordure. Tout comme lui… S'il n'avait pas été vu sur deux caméras de surveillance, chaque fois en présence d'une des victimes, Zack ne serait pas venu lui parler. D'ailleurs, c'était une maigre piste pour venir faire un interrogatoire. Il devait être désespéré. Étrange, qu'un inspecteur de la Bordure s'entête autant à résoudre ces crimes…

-Va savoir. Si encore c'avaient été de mauvais élèves, j'aurais eu un alibi.

Le flegme du britannique donnait quelque chose de très cynique à sa plaisanterie.

-En tout cas, ils devaient être dangereux. L'un d'eux était un de ces terroristes révolutionnaires, bannis du dôme il y a quelques années… Certaines mutations devraient être mieux contrôlées. Comment intégrer dans une société en huis clos des personnes capables de modifier, voire blesser leur entourage…?

Une façon de se rassurer comme une autre. Bien sûr, des turnes étaient malmenés juste parce qu'ils étaient turnes. Mais pour en arriver à un meurtre, il fallait forcément qu'il y ait une raison plus solide derrière…? Peut-être une bonne raison.

-Enfin bon, tu as de la chance d'être arrivé après. Il t'aurait peut-être coffré pour culture illicite…?

C'était une plaisanterie, une histoire personnelle… Miles ne savait pas si c'était toujours le cas, mais dans leur jeunesse, Lucius adorait tergiverser sur la meilleure façon se s'occuper de plants de cannabis. Aucune chance qu'il ne fasse ça ici, dans la serre au milieu de l'enceinte du NEST, bien sûr…
Bien sûr?

- C'est justement pourquoi on est là, pour les aider à intégrer notre société à huis clos. Ils sont peut-être dangereux maintenant, plusieurs resteront sans doute dangereux de par leur mutation, mais je crois qu'on peut régler plusieurs problèmes grâce à l'éducation. En leur donnant une chance d'être instruit et d'apprendre à bien contrôler leur mutation, on peut limiter le nombre d'accident, ainsi que le nombre de dissident. Mais le NEST n'est pas suffisant.

Des paroles sages. En fait, malgré son parcours… Peut-être, un peu hétérogène, Lucius était l'archétype exact des professeurs recherchés par le NEST. Ceux qui ont de l'espoir en le changement par l'éducation. Oh, pas un énorme espoir, mais une bribe d'espoir, c'est déjà quelque chose, dans cette ville.

Il avait raison sur le fait que le NEST était très largement insuffisant. Et pour cause; c'était le seul institut dans une ville de millions d'habitants à accepter d'enseigner aux Turnes. Ce qui signifiait que la grande, l'extrême majorité de ceux-ci étaient privés d'enseignements, et toutes les choses qui en découlent…

Peut-être que si la gouverneure de Central Point instaurait l'obligation pour tout édifice scolaire d'apporter une éducation égale aux turnes et aux humains, les choses changeraient petit à petit. C'était un des buts du projet NEST, et c'était une des causes fréquentes des manifestations dans la Banlieue.

- T'inquiètes, s'il n'avait pas accepter quelques échantillons pour me laisser tranquille, ma mère aurait tôt fait de m'avoir sorti de là. Elle est rendu avec un poste assez haut-placé dans la police, personne oserait s'attaquer longtemps à son petit génie adoré, simplement parce qu'il a fait pousser de l'herbe.

Sa mère était dans la police? Intéressant. Miles ne l'aurait pas parié, mais en y réfléchissant, ce n'était pas si étonnant; ça pouvait peut-être même expliquer des choses. Grandir sous l'égide d'un représentant de la loi ne peut à force que pousser à la transgresser…

- Mais qu'importe, Miles. Essaie de te tenir loin des ennuies. J'ai pas envie de devoir faire la connaissance et du small talk avec un nouveau prof qui te remplacerait, c'est lassant.

-Je vais essayer. Mais si jamais je n'y parvenais pas, fais-moi penser à te demander le numéro du nanophone de Mme O'Beirne, je lui demanderai de me faire sortir de cellule…

Encore un trait d'humour caustique, un peu plus osé. Leur discussion les rapprochait toujours à chaque fois et, quand ils parlaient longtemps, même si c'avait été rare ces dernier temps, ils pouvaient parfois retomber dans une discussion d'adolescents. Enfin, ça n'arriverait sans doute pas entre deux heures de cours.

-Enfin, on s'en fait probablement trop. Ce policier finira certainement par abandonner l'affaire… Comme les autres.

La police n'était pas vraiment assidue quand les enquêtes concernaient les turnes. Rien que cette histoire constituait une exception.

-Je te le refilerai, mais fais attention. Tu es totalement son genre, tu pourrais le regretter sur le long terme. À moins que les sugar mommy soit quelque chose qui te branche.

C'était probablement le bon moment pour esquisser un rire, ou tout au moins un sourire, mais l'idée, qui n'avait apparemment pas traversé la tête de Miles, n'eut pas l'air de lui évoquer de bonnes vibrations. Lui parlait essentiellement du côté… Pratique de la chose.

-Et si on jouait à la police? Je veux dire, et si on enquêtait sur ce policier? Il doit être louche de toute façon de venir questionner des profs qui ont bien trop de corrections à faire pour avoir le temps de faire quelques meurtres. C'est lui qui est louche pour venir jusqu'ici.

Enquêter… Sur l'enquêteur? C'est vrai que son parcours devait être particulièrement chaotique pour en arriver à prendre à contre pied, et en contrepoint, le comportement habituel de la police de Central Point. Peut-être un sympathisant de la cause Turne? Quoi qu'il n'avait pas l'air très empathique envers ces fameux terroristes médiatisés. Miles sourit à l'idée d'un "chasseur chassé".

-Je sens bien l'absence de conviction de ta proposition, mais… C'est vrai qu'il est intriguant, ce type. Seulement, tu penses réussir à savoir quelque chose sur lui…? Enfin, c'est vrai que c'est un officiel, après tout…

Et qui dit officiel, dit ordres et protocole. Il est même possible que les deux professeurs puissent apporter certains ennuis à Zack, s'ils révèlent son incartade dans l'enceinte du N.E.S.T. Sans compter qu'il ne s'agit sûrement pas là du seul écart de sa part, au vu de son comportement pendant l'interrogatoire. Le point de départ serait probablement Mme O'Beirne, si elle bien placée dans la police...

-Oui... Ca nous rappellera nos 400 coups ensemble, quand on était plus jeunes. Je suis partant! On pourrait se retrouver en ville, dans un bar ou un café, une fois que tu auras un peu plus d'informations sur lui...? Je vais chercher de mon côté... Il s'appelait... Zack Nelvas.

Et s'ils découvrait que c'était en fait lui-même, l'auteur des deux meurtres...? Non... Ca faisait un peu trop polar noir à l'ancienne.

-Zack Nelvas... D'accord. Je vais appeler ma mère ce soir, avec un peu de chance on aura quelques infos dans quelques jours, sinon on aura un clair "Mon chéri, je ne peux pas faire ça, ce n'est pas éthique!". Mais ça vaut le coup d'essayer. Je t'envoie un message dès que j'ai une réponse?

-Pas de problèmes! Je te le revaudrai en cas de soucis… Ou de remplacement pendant une surveillance d'étude.

La pause pendant laquelle Zack était venu parler à Miles touchait à sa fin et il avait encore un dernier cours avant la fin de la journée. Parler avec Lucius lui avait fait du bien; en tout cas, il semblait avoir moins de problèmes à appréhender cet "interrogatoire" qui avait égayé sa journée... Ca faisait vraiment longtemps qu'il n'avait plus parlé de cette façon à quelqu'un. Depuis... "L'accident", sa famille et lui ont coupé les ponts. Il a décidé de s'engager seul sur cette voie, comme si combattre le deuil serait plus difficile avec eux... Ou qu'ils ne pourraient pas comprendre. Du coup, cette "rechute" momentanée lui laissait un gout agréable dans la tête, le gout de prendre des décisions irréfléchies entre amis et de ne pas s'en soucier plus que de raison.

Evidemment, il s'agissait ici d'enquêter sur un policier et ils risquaient probablement de se retrouver dans des ennuis plus gros que la simple accusation aléatoire qui a démarré toute l'histoire, mais... Un roi sans divertissement est un homme plein de misère.

-Je ne sais pas si tu as un autre cours avant la fin de la journée, mais moi je vais devoir y aller... Apparemment, tu as trouvé quelque chose de déplaisant sur les plantes, alors je ne vais pas t'embêter plus longtemps.

S'il y avait une chose que Miles respectait plus que tout, c'était l'espace personnel des gens. Et à bien y réfléchir, c'était l'exact inverse de Zack, dont le métier était justement de s'immiscer dans leur intimité. Il regarda son nano et se dirigea vers la sortie de la serre, puis fit une pause et se retourna.

-Content de te retrouver, Lucius.